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cloches apprirent aux habitans de Varsovie que l’armée allemande avait été repoussée.

Le soir, nombre de régimens victorieux rentrèrent dans la ville. « Sous la pluie torrentielle s’avançaient les Cosaques de Sibérie, et, derrière eux, les régimens du Caucase, marchant d’un pas alerte. Tous ces hommes étaient barbus, boueux, trempés jusqu’aux os. Ils semblaient trop fatigués pour avoir même la force de prendre, des mains tendues des Polonais, les cigarettes et les gâteaux qui leur étaient offerts. Ils avaient combattu jour et nuit depuis une semaine, recommençant mille fois à sentir la mort sur leur tête, et voyant sans cesse leurs camarades les plus proches abattus par des boulets ou des éclats d’obus, mais n’ayant pas le temps de réfléchir à ce que signifiait cette perte de frères tendrement aimés. Et les voici qui revenaient vivans et heureux, encore bien que peut-être, suivant la philosophie intime de leur race, les plus heureux de tous eussent été ceux qui avaient péri au service sacré de la Russie, dans cette noble guerre contre un mauvais ennemi ! »


Cette « philosophie » foncière du soldat russe tient naturellement une grande place dans les nouvelles observations de M. Graham ; et l’un de ses principes les plus invariables consiste, précisément, à envisager sans l’ombre de crainte l’image de la mort, surtout lorsqu’il s’agit d’une cause aussi sainte que cette guerre de la nation russe « contre un mauvais ennemi. » C’est par-là que s’affirme avec le plus de force, d’après l’écrivain anglais, la différence de notre conception « occidentale » du devoir militaire et de celle qui, depuis le début de la campagne, anime l’héroïque armée du grand-duc Nicolas. Certes, le soldat russe souhaite ardemment la victoire des alliés, tout de même que ses frères français et anglais ; mais à ce désir de la victoire s’ajoute, chez lui, un besoin plus ou moins conscient de marquer d’un sacrifice personnel sa collaboration à la tâche commune. Les hommes que M. Graham voyait revenir du champ de bataille, trop épuisés pour pouvoir même étendre le bras vers les cadeaux qui leur étaient offerts, ces obscurs et admirables sauveurs de Varsovie avaient beau savoir qu’ils avaient « battu le Prussien : » leur satisfaction se mêlait d’une nuance de regret, voire de remords, parce qu’il ne leur avait pas été donné de prouver plus évidemment leur courage individuel et leur zèle filial envers la patrie en abandonnant à celle-ci l’un de leurs membres, ou leur vie tout entière. Et ce n’est pas, à coup sûr, que leur patriotisme soit supérieur à celui de nos « poilus »