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Et comme je lui faisais l’éloge des Russes, qui seuls avaient réussi à combattre l’Allemand sur son propre territoire :

— Oui, reprit-il en souriant, j’étais moi-même à Soldau. Après avoir dépassé Mlava, nous sommes allés toujours plus avant, sans rien rencontrer sur notre passage. Mais ensuite, pour nous retirer, ah ! comme nous avons eu de la peine ! Leur artillerie est si forte, et puis ils ont tant de téléphones ! Jamais notre batterie ne pouvait s’arrêter : tout de suite les canons allemands l’avaient repérée !

— Et maintenant, demandai-je, que va-t-il arriver ?

— Hé ! qui le sait ? Voici maintenant dix jours que nous combattons, il sans faire aucun progrès. Ces Allemands sont si obstinés ! Il y a même des endroits où nous reculons. Si vous saviez ce que ces gens-là ont d’espions partout !

— A quelle distance sont-ils aujourd’hui ?

— Là, devant nous, à environ six verstes ! J’étais sur le front hier : notre front est à deux verstes d’ici, et celui des Allemands à quatre verstes plus loin.

— Et du côté du Nord ? demandai-je.

— De ce côté-là, je ne sais pas. Plus près encore, peut-être ? C’est de ce côté que les Allemands avancent. Leur aile gauche a été battue hier ; mais leur droite a reçu des renforts, et les voilà qui ont pris possession d’une butte très importante !

La sentinelle s’éloigna, me laissant avec mes pensées et le tonnerre de la bataille, tout autour de moi. Mais bientôt un officier de police me contraignit à rentrer en ville. En chemin, il me dit que les Russes avaient le dessus ; et pourtant je le voyais trembler, chaque fois que le bruit des mitrailleuses devenait plus distinct. Par un contraste singulier, ce bruit qui m’attirait invinciblement provoquait, chez lui, un désir instinctif de tout abandonner pour s’enfuir au plus loin ! Et, avec cela, le pauvre homme exécutait vaillamment sa consigne, qui était de rassurer tous ceux qu’il rencontrait. Lentement nous revînmes ensemble vers l’entrée de la ville, où s’étalait une masse noire, la foule des curieux, contenus en cet endroit par des gendarmes à cheval. C’étaient, pour Varsovie, de terribles journées.


Longtemps encore l’angoisse de l’attente devait peser sur Varsovie. La bataille se poursuivait aux portes de la ville, et, presque sans arrêt, de « grands oiseaux » allemands s’amusaient à lancer des bombes sur les passans des rues. Leur apparition produisait, chaque fois, un moment de panique, durant lequel tout le monde « se représentait involontairement la sensation qu’on allait éprouver en recevant la bombe ; » et puis, dès l’instant suivant, la curiosité l’emportait sur la peur, et l’on courait s’entasser autour des victimes. Cinquante-cinq personnes furent ainsi tuées en une seule journée-Dans un restaurant, une bombe brisa d’innombrables assiettes, dont la ville entière se disputa les fragmens. pour les garder comme des « souvenirs. » Et enfin, vers le milieu de la semaine, des sonneries de