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mettaient sur la paille, entre les soldats étendus deux par deux. D’autres introduisaient des cigarettes dans la bouche des soldats et les allumaient, — car beaucoup des pauvres diables ne pouvaient pas faire usage de leurs bras. Cependant quelques-uns des blessés, moins gravement atteints, avaient réussi à se redresser, et racontaient en riant à leurs visiteurs de quelle façon ils avaient battu les Prussiens. Leurs couvertures brunes étaient trempées de pluie, leurs yeux brillaient de fièvre, parmi la pâleur exsangue de leurs visages, et c’est à peine si l’on pouvait entendre leurs voix, que l’humidité achevait d’enrouer. Mais les Juifs les écoutaient avec un air de respect ; après quoi les plus hardis d’entre eux risquaient timidement la question qui, par-dessus tout, leur tenait au cœur : Et savez-vous ce que sont devenus les nôtres ? Pouvez-vous nous donner des nouvelles des nôtres ? Car les Juifs, aussi, ont leurs fils sur le front. »

Le même jour, an habitant tic Grodno qui avait assisté tout récemment à la bataille de Sredniki décrivait à M. Graham les souvenirs qu’il en avait conservés : « Vers midi, tout d’un coup, le bruit se répand que l’ennemi approche avec des forces énormes, et va nous attaquer au gué du Niémen. En effet, dès trois heures, nous entendons une canonnade, et bientôt la lutte devient générale. Sur la falaise abrupte de la rive droite grondent les gros canons russes ; l’artillerie de campagne s’est installée au-dessous, dans le sable du fleuve ; et sur l’autre rive, protégées par le feu de nos artilleurs, nos troupes de ligne tâchent bravement à repousser l’ennemi, qui, de son côté, fait des efforts surhumains pour parvenir jusqu’à la berge. Toute la nuit, un tonnerre ininterrompu nous remplit les oreilles : mais par deux fois, dominant ce tonnerre, s’élève la clameur joyeuse de nos régimens russes qui chargent l’ennemi et le contraignent à reculer. Enfin-aux premières lueurs de l’aube, le fracas de la bataille s’éteint peu à peu, pour être remplacé par un profond silence que rompent seulement, de temps à autre, une fusillade isolée ou quelques cris lointains. Nous découvrons que les Allemands sont partis avec la nuit, laissant derrière soi des obus qu’ils n’ont pas eu le loisir de lancer, des centaines de wagons, d’automobiles, de motocyclettes. Un soleil magnifique surgit, qui ardente de ses rayons juvéniles les eaux du Niémen, les forêts au feuillage jauni, la pente douce des collines, et le champ de bataille abandonné. Là, tandis que des chiens hurlent et que volent en croassant d’innombrables corbeaux, la foule des morts gisent, les uns couchés sur le dos comme s’ils dormaient, d’autres sur le ventre, comme s’ils cherchaient quelque chose dans le sol. Ou bien ce sont