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libérale rivalise en « loyalisme » avec celle de l’extrême droite. Les Polonais eux-mêmes se montrent unanimes à fraterniser avec leurs prochains libérateurs : ils forment des régimens de volontaires, qui combattront aux côtés des régimens russes. La seule froideur à l’égard de la Russie se rencontre dans le cœur des Finlandais : la seule tendance à tomber dans le brigandage et la rébellion, parmi les tribus mahométanes du Caucase.

Toute l’atmosphère est pleine d’espoir. L’absence de la moindre goutte de vodka a bien creusé une lacune dans la vie des paysans : mais cette lacune a été aussitôt comblée par la guerre et l’ardente passion patriotique. D’habitude, les paysans sentaient qu’ils n’avaient rien à faire que boire : mais maintenant il n’en est plus ainsi. C’est comme si la guerre leur avait procuré une véritable raison d’exister, et comme si, dans la mort, ils avaient trouvé l’objet réel de leur vie. Nous autres, avec notre conception occidentale du christianisme, nous avons quelque peine à reconnaître l’excellence morale de la guerre : mais le christianisme de l’âme russe n’y voit aucune difficulté. Pour le Russe, aller à la guerre, c’est offrir son corps sur l’autel du sacrifice. Etl le fait est que, dans la splendide ardeur des soldats russes courant à l’ennemi, se perçoit le frémissement joyeux qui agitait le cœur des anciens martyrs s’élançant vers une mort toute saturée de gloire…

Dans la ville entière de Moscou, l’amour des soldats atteint au délire. Sur le quai des gares où doivent arriver les blessés, je vois attendre des foules de femmes avec des corbeilles de cadeaux ; et lorsque s’arrête l’ample et commode train d’ambulance marqué de la croix rouge, c’est encore une nouvelle invasion affluant du dehors : des centaines de jeunes filles qui courent ça et là, avec des cigarettes, avec du thé et du sucre, et des gâteaux et des journaux à images. Même par les soirées pluvieuses, cette foule épaisse attend patiemment ; et puis ! à l’approche du train parmi les ténèbres, vous en entendez sortir des exclamations tristement murmurées : « Mon Dieu ! Seigneur Jésus ! » Tous les cœurs saignent a la vue des pauvres soldats gisant sur les couchettes.

Il n’y a pas jusqu’aux blessés allemands qui ne reçoivent leur part de l’hospitalité universelle. A tout moment vous entendez une femme russe qui s’écrie, devant le spectacle d’un ennemi blessé : « Le pauvre homme ! Est-ce sa faute s’il se bat contre nous ? » Les Allemands, d’autre part, sont étrangement soupçonneux. Ils demandent si le thé « n’est pas du vitriol, » se refusent à prendre les remèdes, et plus d’une fois on les entend dire : « Quand est-ce que nous serons pendus ? »

Les blessés russes, eux, ne tarissent pas dans l’exposé des impressions rapportées par eux de la guerre et de l’Allemagne. Ainsi : « L’Allemagne est un beau pays, pas de comparaison avec nos pauvres villages ! Des maisons de pierre, des maisons de briques, trois étages, des tapis, des fauteuils, des gramophones. Chaque maison a un gramophone, et nous avons tous appris à les faire marcher. Un jour, je venais tout juste d’entrer dans une maison abandonnée et de mettre en mouvement un gramophone, lorsqu’un officier passe la tête à la fenêtre ouverte, et me dit : « Allons, arrête aussitôt cette musique ! » Et moi, je ne savais pas comment l’arrêter ! Alors, j’assène un gros coup de poing, biff, au milieu de la roue, et la voilà qui