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— Ah ! si l’on pouvait avaler encore, par-là-dessus, une goutte de vodka !

— Tu serais bien heureux d’en avoir un peu, n’est-ce pas ?

— Oh ! nous sommes beaucoup qui nous désolons de n’en pas avoir !

— Et, dis-moi, que pensez-vous de cette fermeture des débits d’eau-de-vie ? Est-ce que vous souhaiteriez de les voir rouvrir ?

— Non certes, nous ne le souhaiterions pas !

— Et pourquoi ?

— Pourquoi ? Parce que le débit d’eau-de-vie est notre ennemi tout comme le Prussien. Si tu as un quart de rouble dans ta poche, et que tu voies ouverte la porte du débit, impossible pour toi de ne pas y entrer ! Tu ne veux pas y entrer ; mais, que si seulement la porte est ouverte, pas moyen pour toi de t’en empêcher ! Ou bien apprends-tu qu’il y a une porte de débit ouverte dans un village à une lieue d’ici ? A tout prix il faut que tu y coures, pour acheter de la vodka. Et quel profit en as-tu, de cette maudite vodka, à la fin du compte ? Non, frère, voyez-vous, cette guerre nous a enseigné bien des choses ! Moi, par exemple, je suis maintenant chargé de voler dans l’air. Et qui donc, dans notre village, a jamais fait cela ? Qui donc aurait rêvé qu’il m’arriverait de m’en aller là-haut, parmi les nuages et les étoiles, comme un Français ou un Anglais ? Et alors je songe : « Vois-tu quels nobles alliés nous avons ! Ils ne boivent pas, eux : pourquoi ne ferais-tu pas comme eux ? »

— Et tu n’as pas eu peur de monter si haut ?

— Oh ! si, la première fois, c’était vraiment terrible ! Mais cela n’a duré que quelques minutes. A présent, je n’éprouve plus rien.

— As-tu déjà eu l’occasion de voler au-dessus de l’ennemi ?

— Oui, un jour, à Novo-Georgievsk, l’on nous a envoyés pour observer par quelle voie les Allemands s’avançaient sur Varsovie, et il nous a fallu voler au-dessus d’eux. Seigneur, comme ils paraissaient petits, ces Allemands ! Mais les voilà qui se sont tous mis à tirer sur nous ; et comme une ou deux balles avaient entamé notre toile, nous sommes montés plus haut, nous avons fait demi-tour, et nous sommes revenus au camp…

— Et tu crois que tu pourras continuer à te passer de vodka ?

— Mais oui, aussi longtemps que j’aurai ma femme avec moi !

— Comment cela, ta femme ?

— Hé ! oui, — répondit le jeune garçon, avec un sourire malicieux, en me désignant son fusil, — voici maintenant que ma femme m’accompagne partout ! Quand je me couche pour la nuit, elle est là près de moi ; et le matin, quand je me réveille, elle y est encore !

Je pourrais reproduire maintes autres conversations semblables, qu’il m’est arrivé d’avoir avec des soldats de tout âge et de toute origine. Toujours, lorsque nous abordions la question de la vodka, j’entendais s’exprimer le même sentiment : encore bien que ces pauvres gens eussent donné n’importe quoi pour une gorgée du liquide diabolique, pas un qui ne fût content de l’impossibilité pour eux de s’en procurer.


Ce sont de telles peintures du « front » russe que nous demandons aujourd’hui à M. Stephen Graham ; et le seul de ses ouvrages qui