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hardie et brillante, la guerre de manœuvres rapides et savantes, voilà quel est, pensions-nous, son élément propre. Comme nous connaissions mal l’élasticité, la souplesse, la plasticité, l’étonnante faculté d’assimilation et d’adaptation du caractère français ! Au bout de fort peu de temps, nos soldats surent construire des tranchées aussi ingénieuses, aussi confortables que celles des Allemands ; leurs mains de paysans prirent même un certain plaisir à manier la terre maternelle ; et, quelque dure que fût leur vie dans la boue glacée, sous la pluie, sous les « marmites » et sous les balles, avec ce stoïcisme tranquille, cette patience tenace, cette bonne humeur gouailleuse qui fleurissent dans nos campagnes françaises, ils rivalisèrent d’endurance avec leurs adversaires, auxquels, finalement, la guerre d’usure n’a pas réussi mieux que l’autre. Que nos troupiers aient quelquefois regretté l’ancienne guerre française, c’est ce qui rend leur abnégation plus émouvante encore et plus admirable.


Six mois d’une guerre de taupes, où manque l’excitation des marches triomphales, des panaches flottans, des batailles glorieuses, gagnées debout, en marchant dans l’enivrement de la musique et des chants de victoire !

Six mois qui n’en sont que plus grands et plus glorieux, parce qu’ils ont enlevé à la guerre toute sa grandeur et toute sa chevalerie.

Six mois de lutte contre des sangliers terrés dans leurs bauges, auxquels le grand jour et le combat loyal, à armes égales, front contre front, poitrine contre poitrine, semble faire peur !


C’est un colonel qui, récemment, dans une lettre intime, s’exprimait ainsi[1]. Et nous savons, par tous les témoignages qui nous arrivent du front, que cette « guerre de taupes » n’a pas été moins féconde que l’autre en actes d’héroïsme, en dévouemens obscurs, en sacrifices sublimes[2]. Si d’ailleurs depuis la bataille de la Marne, la guerre de siège a été la caractéristique générale de la lutte, on sait que cette guerre a comporté de sanglantes exceptions. À plus d’une reprise, les

  1. Lettre citée dans le Journal des Débats du 4 février 1915.
  2. Entre tant de lettres admirables que l’on a publiées, je ne puis m’empêcher de citer ici quelques lignes d’une lettre trouvée sur le cadavre de Jean Chatanay, lieutenant réserviste tué à Vennelle, le 15 octobre : « Ma chérie, écrivait-il à sa femme, j’écris à tout hasard cette lettre, car on ne suit pas… Si elle t’arrive, c’est que la France aura eu besoin de moi jusqu’au bout. Il ne faudra pas pleurer, car, je te le jure, je mourrai heureux s’il me faut donner ma vie pour cela… Tu embrasseras pour leur papa les chères petites, tu leur diras qu’il est parti pour un long, très long voyage, sans cesser de les aimer, de penser à elles, de les protéger de loin. Je voudrais que Cotte au moins se souvînt de moi… Il y aura aussi un petit bébé, tout petit, que je n’aurai pas connu. Si c’est un fils, mon vœu est qu’il soit un jour médecin, à moins cependant qu’après cette guerre, la France n’ait encore besoin d’officiers. Tu lui diras, lorsqu’il sera en âge de comprendre, que son papa a donné sa vie pour un grand idéal, celui de notre patrie reconstituée et forte… » Ancien normalien, Jean Chatanay était chef de la station entomologique de Châlons-sur-Marne : il n’avait pas trente ans.