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devant le Soleil des âmes, l’éternel Amour, « qui meut aussi le soleil visible et les autres étoiles, » — l’amant de Marguerite s’enfonce dans les crevasses des hautes montagnes, où se blottissent les anachorètes, symboles des forces élémentaires. Comme les servantes d’Hélène, il restitue au creuset universel sa matière périssable. Seule, « la part immortelle » de sa nature est sauvée, emportée par les anges du panthéisme vers les régions supérieures de l’air. C’est-à-dire que le meilleur de son effort va se fondre dans l’Effort divin, qui crée sans cesse l’harmonie et la beauté du monde.

Et c’est pour cela qu’il a tant peiné, pour aboutir à cette survie métaphorique, à ce néant déguisé ! Il s’est torturé lui-même, il a jonché sa route de victimes et de ruines. Par son activité sans mesure et sans répit, il a notablement augmenté dans le monde la somme des douleurs. Quel cauchemar que l’avenir tel qu’il le rêve ! Quelle géhenne que cet univers condamné aux travaux forcés perpétuels ! Quel épouvantable bonheur que celui du Damné de l’action ! Et que nous voilà loin des Hellènes et de tous ces Méditerranéens, qui furent les maîtres de l’action harmonieuse ! Faust a beau faire le brave, il y a un goût de mort dans tous ses plaisirs. C’est une tristesse acre, une sombre désespérance qui s’exhale de cette glorification voulue et frénétique de la vie.


Nous touchons maintenant le fond de cette œuvre hautaine et dure, au sens si net et si positif, qui, par une sorte de pudeur, a tenu à s’envelopper de mystère. Aujourd’hui, le mystère est dissipé. Eclairée à la lumière des faits contemporains, elle prend un aspect sinistre et une signification révoltante pour quiconque s’honore de rester fidèle, je ne dis pas seulement à l’enseignement du Christ, mais à la vieille tradition humaine de l’Occident. Avant Nietzsche, et quelles que soient les apparences et les équivoques dont il se leurre peut-être lui-même, en dépit de ses prétentions à rénover la culture gréco-latine, Gœthe a rétrogradé, par-delà le christianisme et le paganisme hellénique, jusqu’à la vieille barbarie germaine. Traîtreusement, sous le masque des plus nobles figures et des plus nobles fictions du passé, il a magnifié l’antique instinct destructeur de sa race. C’est peu que la pitié soit exclue de son poème, comme