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résistance et l’opiniâtreté, dit Faust, empoisonnent la plus riche possession, et c’est pour sa peine et sa torture qu’on s’épuise à vouloir être juste. » Finalement, il se décide à exproprier Philémon et Baucis : « Pourquoi te gêner ? lui dit Méphistophélès. N’entre-t-il pas dans tes plans de coloniser ?… On va les enlever, les déposer. Avant qu’ils aient eu le temps de se retourner, ils seront installés ailleurs. La violence une fois subie, la beauté de leur nouvelle habitation les réconciliera. » N’est-ce pas charmant, car le surhomme se montrera magnanime. Dans sa clémence, dans sa bonté, il veut bien indemniser les deux vieux en leur donnant « un joli petit bien. » On abattra leurs tilleuls et leur cabane, ce qui permettra à Faust d’élever un admirable belvédère, « d’où l’œil plongera à l’infini. » Déjà, il s’attendrit sur sa belle action, et, avec une ineffable hypocrisie, il en vient à se persuader lui-même qu’il va faire le bonheur des deux vieillards : « De là, j’apercevrai aussi le nouveau logis de ce vieux couple, qui, dans le sentiment de ma pitié généreuse, coulera paisiblement ses derniers jours. » Vous verrez, il faudra que les pauvres évacués lui disent merci.

En conséquence, l’ordre est donné de déménager Philémon et Baucis par les voies les plus expéditives. Mais un étranger, qu’on n’avait pas prévu, se trouve là, par hasard, pour les défendre. Comment ! Ils ont l’audace de résister ? Qu’à cela ne tienne ! Les sbires de Faust vont tout mettre à feu et à sang : « Nous revenons au grand trot, dit Méphistophélès. Pardonnez ! Les choses ne se sont point passées de la meilleure grâce. Nous avons frappé, nous avons cogné, et jamais on ne nous ouvrait Alors, nous ébranlâmes la porte, nous heurtâmes, et le vieux bois moisi tomba sur le carreau. Nous avions beau appeler à grande voix, menacer, on faisait mine de ne pas nous entendre… Mais nous, sans perdre de temps, nous t’avons débarrassé lestement du couple, qui ne s’est pas beaucoup débattu. Tout de suite, ils sont tombés, pâmés de frayeur. Un étranger, qui était là, a voulu se rebiffer ; nous l’avons étendu raide mort. Et, pendant ce court espace du combat furieux, les charbons ont allumé la paille dispersée alentour. Maintenant, cela flambe librement comme un bûcher préparé pour eux trois… »

L’incendie a tôt fait d’anéantir cette petite oasis de paix et de beauté. Les magnifiques tilleuls, la maisonnette, la chapelle