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cajole et l’embrasse : « Bien que je ne sois pas mariée avec lui, dit-elle, il n’en reste pas moins le drille que je préfère. Voilà les fruits qui mûrissent pour nous ! La femme est terrible quand elle prend, sans pitié quand elle vole. A la victoire donc, et tout est permis ! » A quoi Méphistophélès réplique, quelques pages plus loin : « Pourvu qu’on ait la force, on a le droit. On demande pourquoi et non comment. Je veux ne rien connaître à la navigation, si la guerre, le commerce et la piraterie ne forment pas une trinité inséparable. » N’insistons pas. On sait trop quelle fortune, retentissante l’Allemagne contemporaine a faite à tous ces axiomes.

Pour commencer, l’armée impériale se met à razzier de droite et de gauche. Un des trois vaillans se fait fort de déménager la tente du généralissime ennemi. Et sans doute il n’oubliera pas, dans le butin, les provisions de bouche, ni surtout les bouteilles de vins fins. A Leipzig, avec ses amis, les pochards de la taverne d’Auerbach, il a tant rêvé de faire couler le Champagne à flots : — « Je veux du Champagne, et qu’il soit bien mousseux encore ! Un bon Allemand déteste les Français, mais il boit leurs vins volontiers. » — Par la bouche de l’ivrogne, c’est Gœthe lui-même qui parle ici : agréable souvenir de la campagne de France !… Et puis la bataille s’engage, tout de suite atroce et horriblement meurtrière, grâce à la stratégie diabolique de Méphistophélès, qui conjure les deux élémens opposés, l’eau et le feu, contre l’armée adverse. Il détourne les rivières, il noie l’ennemi dans ses tranchées. Ensuite il fait donner l’artillerie : « Envelopper l’ennemi de ténèbres profondes, lui rendre chaque pas incertain, puis l’éblouir de tous côtés par des feux follets, par une subite splendeur, tout cela est charmant, mais il faut encore un bruit qui jette l’épouvante. » Le canon tonne, les vieilles armures décrochées par Méphistophélès dans les salles des palais impériaux, s’entre-choquent avec un fracas effroyable… Pourquoi ces vieilles armures, toute cette ferblanterie désuète ? L’intention symboliste du poète paraît assez claire. Si l’âme guerrière et féroce du moyen âge est bien morte, s’il n’en reste plus que la carapace dans les panoplies des musées, un chef avisé saura, quand la nécessité l’exige, sortir toute cette défroque de ses catacombes, et, immédiatement, au contact du grand air et de la lumière, la carapace vide retrouvera son âme belliqueuse des anciens jours.