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grands écrivains français, d’un Flaubert, par exemple. Nul ne s’est plus évertué que l’auteur de la Tentation de saint Antoine vers un art strictement objectif et impersonnel. Mais Goethe ?… Qu’il soit impassible, je le veux bien, c’est-à-dire indifférent à tout ce qui émeut le commun des hommes. Impersonnel, non pas. Autrement, il cesserait d’être Goethe. Rien ne l’intéresse que par rapport à lui-même ou à sa destinée, que ce qui peut servir à la culture de son moi. Ce qu’il poursuit, c’est moins la vérité en elle-même que la satisfaction d’un dilettantisme supérieur. Le monde ne saurait rien lui offrir de plus passionnant que le spectacle de son ascension vers les formes suprêmes de l’existence. Et ainsi, par une tendance naturelle de son esprit, ses personnages ne font que lui raconter à lui-même sa propre histoire. Et, comme il est un surhomme, cette histoire revêt, à ses yeux, une valeur exemplaire et en quelque sorte pédagogique, qui s’impose au reste de l’humanité.

En tout cas, il prend parti ouvertement dans le conflit tragique qu’il nous expose. Si, parfois, son héros décline toute complicité avec Méphistophélès, s’il flétrit le cynisme ou la malfaisance de son associé, il ne décline jamais son concours. Advienne que pourra ! Quiconque emploie le Diable sait parfaitement que celui-ci ne peut jamais faire que de méchante besogne ! Quand, du moins, par ses maléfices, on obtient à peu près ce que l’on veut, on aurait mauvaise grâce à se plaindre ensuite. Pour le soulagement de sa conscience, Faust s’indigne bien, de temps en temps, contre les coquineries ou les scélératesses de son compagnon ; mais cela ne l’empêche pas d’en profiter. En esprit supérieur, il accepte de propos délibéré toutes les exigences de la raison pratique.

La leçon du docteur a été bien suivie par ses petits-fils. Si, après avoir étudié méthodiquement les moyens les plus rationnels et les plus expéditifs de terminer une guerre ou de détruire une race, ceux-ci les appliquent, aujourd’hui, sans sourciller, de quel droit Faust les en blâmerait-il ? Ce sont là les procédés habituels, c’est l’art infernal de Méphistophélès, — qui est, en réalité, l’autre moitié de son âme.


Mais il a un programme si vaste à remplir, ce conquérant des temps nouveaux ! Comment trouverait-il le temps de