Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 26.djvu/731

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mot Esprit traduit mal, mélange confus d’intelligence et de sentiment, pure virtualité de pensée, à demi engagée dans la nature. Mais cela serait encore trop intellectuel. Descendons d’un nouveau degré : « Au commencement était la Force. » Ici, le Germain exulte, il se reconnaît dans cette Force. Voilà la véritable leçon du texte sacré : « Il devrait y avoir… » Mais il réfléchit, et sa réflexion le fait descendre d’un degré encore. Qu’est-ce qu’une force sans but, une force qui n’agit pas, qui ne se détermine point ? Or, par l’action, la force et la pensée même qui la guide, se soumettent à une fin pratique : elles deviennent créatrices de réalité. Le Docteur écrit avec confiance : « Au commencement, était l’action. » Nous voici maintenant au dernier terme de la descente. Plus de danger maintenant que la Pensée emprisonnée dans le « pratique » tente follement de s’en évader pour aller, comme dit Nietzsche, « battre des ailes contre les murs éternels. »

Au fond, c’est la faillite de l’intelligence, — le suicide de l’esprit. Nos romantiques, qui ont glorifié Faust au petit bonheur de l’inspiration, s’en seraient-ils doutés ? Cet étourdi de Musset aurait-il, sans le savoir, touché juste, lorsqu’il s’écrie, dans son apostrophe célèbre, au sénile amant de Marguerite :


La mort, qui t’escortait dans tes œuvres sans nom,
Avait, à tes côtés, descendu jusqu’au fond
La spirale sans fin de ton long suicide.


Grâce à l’Evangile des temps nouveaux, — l’évangile allemand, traduit dans « la chère langue allemande, » — l’homme est définitivement coupé du monde idéal. Le ciel chrétien, comme le ciel platonicien, lui est interdit. Il n’y a plus de Dieu transcendant, mais l’éternelle action immanente, la substance obscure, qui « travaille sur le bruyant métier du temps et tisse le manteau vivant de la Divinité[1]. »

Ainsi l’homme fort, l’homme allemand, a repétri la vieille Bible et l’a marquée à son empreinte. D’un bout à l’autre du

  1. Dans un très bel article de l’Amitié de France, M. Georges Dumesnil écrit ces lignes : « L’avenir de la civilisation européenne, et en particulier de la civilisation française, est rigoureusement lié à la doctrine de la transcendance de Dieu. Faute de cette doctrine, clé de voûte de toutes les autres, l’homme se divinise. Or, dirai-je, « qui fait le dieu fait la bête. » Le signe de la Bête marquera le peuple qui ne croit plus à la transcendance de Dieu. » (Numéro de février 1915 p. 28.)