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contre elle, la Russie pourrait oublier également les siens, et il croyait qu’avec de l’habileté et des avances séduisantes, il la ramènerait à sa propre politique.

Mais si Bismarck avait cru jeter des doutes en France sur la valeur de l’alliance franco-russe, il s’était trompé. Il fallait un contrepoids nécessaire à l’hégémonie allemande, et la paix de l’Europe ne pouvait plus dépendre uniquement d’un empereur et d’un chancelier. L’alliance, à laquelle l’Italie avait adhéré en 1879, était d’apparence défensive et n’envisageait que la sécurité des co-signataires. Cependant, le chancelier la préconisait, tout en déclarant qu’une durée éternelle n’était assurée à aucune convention. Il ajoutait cette observation dont nous aurions bien dû faire notre profit personnel : « Elle ne nous dispense pas d’être toujours en vedette. » Et cela, l’Allemagne, inspirée, dirigée, excitée par Bismarck, l’avait parfaitement compris. Elle savait que, tôt ou tard, elle serait amenée à faire la guerre, car ses ambitions, qui n’étaient que cachées sous la cendre, se rallumeraient au premier souffle belliqueux et répandraient l’incendie dans toute l’Europe. Et c’est à quoi il fallait se préparer.

Tous ces desseins, tous ces soucis, un homme de soixante-sept ans les acceptait délibérément. Il semblait ne connaître et ne craindre aucune fatigue, car « le damné devoir, — la maudite obligation du devoir, — le sacré devoir, » lui donnaient les forces nécessaires pour demeurer au pouvoir et gouverner l’Allemagne, chose peut-être plus difficile alors que de gouverner l’Europe elle-même.

L’Armée surtout le préoccupait. En 1871, il faisait voter le budget militaire pour trois ans ; en 1874 et en 1880, pour sept ans. En 1887, il voulait obtenir la même durée de temps et, pour atteindre ce résultat auquel le Reichstag faisait opposition, il se jetait au plus fort de la mêlée et prononçait le plus important de tous les discours de sa vie parlementaire. Je crois devoir m’y arrêter un peu, en raison des circonstances actuelles, car il n’est rien de plus saisissant que cette harangue vraiment prophétique.


Tout en se défendant de vouloir de nouvelles guerres, Bismarck laissait entendre que l’Allemagne avait le perpétuel