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arracha au Danemark, après une héroïque défense, une partie de son territoire. La convention de Gastein parut donner satisfaction aux deux ravisseurs, et l’Europe, lâche et faible, laissa faire.

Bismarck vient d’agir en joueur effronté. Il a compromis l’Autriche ; il en a fait sa complice ; il l’a dupée. C’est le premier acte : dans le second, il accuse l’Autriche de déloyauté et, après avoir habilement obtenu à Biarritz la neutralité de Napoléon III, il se jette sur cette même Autriche et décide le roi Guillaume à lui déclarer la guerre. Il joue gros jeu, car, de toutes parts, on s’attend à la défaite de la Prusse ; mais il est mieux renseigné que personne sur les forces de l’Autriche et il sait qu’il aura, non seulement la neutralité de la France, mais celles de la Russie et de l’Angleterre et le concours de l’Italie. L’Europe lui apparaît sous la forme de ses diplomates « qui ressemblent, dit-il, à des savetiers bien lavés et bien peignés, » et pour lesquels il professe le plus profond mépris.

Ce n’est pas le sentiment qu’il inspire et, quoi qu’on puisse penser de la moralité de sa politique, il est permis d’admirer le calme et l’intrépidité qui ne l’abandonnent pas dans ces circonstances critiques. Il a contre lui la Cour, le prince royal, la princesse royale et la Reine, le parti féodal, les libéraux, une partie de la presse. On l’injurie, on le menace. Blind tire sur lui. Seul, le peuple, qui aime les violens et les audacieux, l’acclame et croit en lui. La veille des hostilités, il affecte de la gaieté ; il plaisante, il lit des romans, il raconte de folles aventures : au fond de l’âme, il ne se méprend pas sur ce que sa situation a de sérieux et peut avoir bientôt de tragique. On sait qu’à Sadowa, la bataille fut très indécise au début, et que Bismarck, la main sur ses fontes, était prêt à en tirer un revolver pour se faire sauter la cervelle, car il n’entendait pas survivre à une défaite. Mais il triomphe, et alors il est exalté par tous. Unitaires, féodaux, libéraux, chacun l’acclamera et saluera son génie. Mais, pouvant tout, il se modérera, et c’est alors que se manifeste sa clairvoyance extraordinaire d’homme d’Etat.

Faut-il, comme le veulent les militaires, entrer à Vienne, écraser l’Autriche, fonder immédiatement l’empire allemand ? Non, le moment n’est pas opportun. Bismarck craint encore l’intervention de la France. Hélas ! Napoléon III ne décidera rien. 60 000 hommes envoyés sur le Rhin auraient suffi pour