Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 26.djvu/646

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Art de régner, nous serons toujours dupe. Pour la guerre, c’est un métier où le plus petit scrupule gâterait tout. En effet, quel est l’honnête homme qui voudrait la faire, si l’on n’avait pas le droit de faire ces règles qui permettent le pillage, le feu et le carnage ? — Nous devons à nos sujets la justice, comme ils nous doivent le respect. Je veux dire par-là, mon cher neveu, qu’il faut rendre la justice aux hommes, et surtout aux sujets, lorsqu’elle ne renverse pas nos droits ou ne blesse pas notre autorité. — Comme on est convenu parmi tous les hommes que duper son semblable était une action lâche, on a été chercher un terme qui adoucit la chose, et c’est le mot politique qu’on a choisi. Infailliblement, ce mot n’a été employé qu’en faveur des souverains, parce que décemment on ne peut nous traiter de coquins et de fripons. Quoi qu’il en soit, voilà ce que je pense de la politique. J’entends, mon cher neveu, par le mot politique qu’il faut chercher à duper les autres, c’est le moyen d’avoir de l’avantage ou du moins d’être de pair avec tous les hommes ; car soyez bien persuadé que tous les états du monde courent la même carrière et que c’est le but caché où tout le monde vise, grands et petits. — Or, ce principe posé, ne rougissez point de faire des alliances dans la vue d’en tirer tout seul tout l’avantage. Ne faites pas la faute grossière de ne pas les abandonner, quand vous croirez qu’il y va de votre intérêt, et surtout soutenez vivement cette maxime que dépouiller ses voisins, c’est leur ôter le moyen de nous nuire. — Croyez que l’homme est toujours livré à ses passions, que l’amour-propre fait toute sa gloire, et que toutes ses vertus ne sont appuyées que sur son intérêt et sur son ambition. Voulez-vous passer pour un héros ? Approchez hardiment du crime. Voulez-vous passer pour un sage ? Contrefaites-vous avec art. »

C’est assez pour donner le ton de ce recueil d’aphorismes, de ce « catéchisme, » comme eut dit Voltaire ; et c’est, au déclin de Frédéric, c’est ou ce serait, s’il était réellement de lui, un bon manuel de machiavélisme, qui fait pendant, mais contraste, à l’Anti-Machiavel. La vie aurait ainsi dicté à ce prince son livre du Prince, et il l’aurait écrit après coup, d’après ses actes, sujet et auteur, César et Machiavel tout ensemble. Les Dernières pensées du roi de Prusse n’y ajoutent que peu de chose : elles sont pâles et ternes, à côté de cette prose acre et froidement violente. Mais elles n’en sont pas discordantes : « Quand les