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déplore la guerre en vers, mais il la prépare, la déclare et la conduit en prose. C’est en septembre 1739 qu’il adresse à Voltaire ces strophes indignées : il n’est encore que le prince royal :

Ciel ! d’où part cette voix de vaincus, de trépas ?
O ciel ! quoi ! de l’enfer un monstre abominable
Traîne ces nations dans l’horreur des combats,
Et dans le sang humain plonge leur bras coupable !
Quoi ! l’aigle des Césars, vaincu des Musulmans,
Quitte d’un vol hâté ces rivages sanglans !
De morts et de mourans les plaines sont couvertes :
Le trépas, qui confond toutes les nations,
Dans ce climat fatal, de leurs communes pertes,
Assemble avidement les cruelles moissons !

Fatale Moldavie ! ô trop funestes rives !
Que de sang des humains répandu sur vos bords,
Rougissant de vos eaux les ondes fugitives,
Au loin porte l’effroi, le carnage et les morts !
Du trépas dévorant vos plaines empestées
D’un mal contagieux déjà sont infectées.
Par quel monstre inhumain, par quels affreux tyrans
Ces douces régions sont-elles désolées,
Et tant de légions de braves combattans
Sur l’autel de la mort sont-elles immolées ? -

Tel que le mont Athos qui, du fond des enfers,
S’élevant jusqu’aux cieux, au-dessus des nuages,
Contemple avec mépris les aquilons altiers
A l’entour de ses pieds rassembler les orages :
Tel, en sa grandeur vaine, au-dessus des humains.
Un monarque indolent maîtrise les destins :
Du fardeau de l’Etat il charge son ministre.
D’un foudre destructeur il arme ses héros ;
L’autre, au fond d’un sérail signant l’ordre sinistre.
De sang-froid de la guerre allume les flambeaux.

Monarques malheureux, ce sont vos mains fatales
Qui nourrissent les feux de ces embrasemens ;
La Haine, l’Intérêt, déités infernales,
Précipitent vos pas dans ces égaremens.
Accablés sous le poids de nombreuses provinces,
Vous en voulez encor ravir à d’autres princes !
Payez de votre sang les frais de votre orgueil ;
Laissez le fils tranquille, et le père à ses filles :
Qu’ainsi que les succès, les malheurs et le deuil
Ne touchent de l’État que vos seules familles.