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pincer, si l’on veut avoir le son qu’on souhaite. » — « Tachons de connaître les hommes et prenons-les pour ce qu’ils sont. Souvent, en examinant les hommes, j’apprends, par de simples bagatelles, à les connaître à fond ; je vois ce fond dans les choses les plus légères, qui échappent à ceux qui ne sont pas faits à observer, qui ne voient dans ces choses légères que des choses qui ne signifient rien. »

Être bon, oui, sans doute, si tous les hommes étaient bons ! « La bonté, dans un prince, est sans doute une grande vertu ; mais si elle n’est pas jointe à une grande fierté d’âme, si elle nous abandonne à tous les discours que des quidams veulent nous tenir, si elle nous livre sans examen à des liaisons dangereuses, si elle nous fait tout voir, tout sentir, tout entendre, ce que ceux qui nous entourent désirent que nous entendions ou que nous voyions, — mon ami, mon ami, cette bonté-là devient pire que la tyrannie, ou, comme ce mot vous paraîtra odieux, pire que la plus grande dureté de cœur. »

Plus jeune, quand il n’était que prince philosophe, attendant la couronne, il ne s’en est pas défendu :

« Je me suis… laissé aller pendant le temps de ma jeunesse à des liaisons faciles ; je croyais… que ceux que je choisissais pour ma société ne pouvaient pas me tromper, que tous leurs discours ne tendaient qu’à mon plus grand avantage : j’avoue que je caressais cette idée, qui faisait une partie du bonheur de mon existence. Mais, mon cher, j’observai avec plus de soin encore, je changeai ma méthode, je sentis que je ne devais me livrer qu’à de bonnes enseignes, qu’il m’était important de convaincre ceux qui m’entouraient ou qui pourraient m’entourer dans la suite qu’il n’y aurait rien à gagner avec moi par des rapports, par des intrigues, que j’étais homme à voir par moi-même, et que je serais inébranlable dans les plans que je me ferais.

« Ai-je beaucoup gagné, mon cher, en apprenant à apprécier ainsi les hommes, en montrant que j’avais des c… et que l’on n’en ferait pas ce que l’on voudrait ? Non, non, je n’ai rien gagné pour mon avantage propre, en voyant la fausseté des vertus humaines ; mais je crois avoir beaucoup gagné pour le bien de l’Etat ; de la fermeté, morbleu, de braves et honnêtes gens autour d’un prince, sans quoi tout ira à vau-l’eau. »

Machiavel n’a jamais dit autre chose ; c’est tout le