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plaisanteries, ces « pantalons rouges, » ainsi qu’ils les désignaient, ces vaillans qui se sont emparés d’eux, possèdent la force : ils les entourent, en armes, tandis qu’eux-mêmes sont désarmés. Ils avaient rêvé une entrée solennelle dans Paris, objet de leur convoitise, idéal souhaité, qu’on leur rappelait dans les lettres venues du pays : ils ont passé dans les rues du village qu’ils avaient essayé de prendre la veille, mornes et piteux : tel fut leur cortège triomphal. Habitués à se tourner vers leurs officiers dans toutes les circonstances de la vie, ils n’ont plus personne qui pense pour eux, et qui leur explique ce mystère. Les fausses nouvelles dont on avait entretenu leur courage sont démenties sans appel. « Le journal vient d’arriver. En grosses lettres : la prise de la forêt de l’Argonne. » Ce n’est pas vrai. « Nous venons d’apprendre que la ville d’Ypres est entre les mains des Allemands. » Ce n’est pas vrai. « Le bruit circule que les Français sont complètement encerclés. » Ce n’est pas vrai. « Notre aile droite et notre aile gauche ont déjà tellement entouré l’ennemi, que toute la bande sera bientôt forcée de se rendre. » Ce n’est pas vrai. Toutes leurs illusions tombent d’un seul coup ; il semble à leurs cerveaux confus qu’ils entrent dans un monde dont toutes les données seraient renversées ; et à leur stupeur se mêle l’effroi. Car leurs chefs leur ont encore dit, se méfiant des désertions faciles, que les Français traitaient mal leurs prisonniers, et les tuaient. Sachant qu’ils ont mérité ce châtiment pour avoir transgressé les lois de la guerre, et qu’ils n’hésiteraient pas à l’appliquer eux-mêmes, ils le redoutent, et ils tremblent ; nous avons vu des sous-officiers de carrière pleurer à la pensée que, l’interrogatoire fini, on allait les fusiller. « Pas de pardon. »

Et nous en avons vu, qui disaient avoir pris part à plusieurs assauts à la baïonnette ; qui portaient sur leur poitrine le ruban de la Croix de fer, — prodiguée sans doute, multipliée comme une réclame, mais qui n’en veut pas moins signifier une hiérarchie dans la bravoure ; — plus que de simples soldats, des gradés à la veille de passer officiers : nous en avons vu de tels, et souvent, qui révélaient d’une âme tranquille ce que le devoir le plus élémentaire leur eût interdit de cacher. Sans avoir l’air de se douter de la trahison commise, ils disaient tout ; leurs gros doigts montraient sur la carte les emplacemens et les positions ; il n’était même pas besoin de les presser, pour