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depuis l’époque de leur marche sur Paris : simple mouvement d’aile, accompli pour des raisons stratégiques. Les inventions les plus puériles, et à vrai dire les plus sottes, trouvent crédit. « N’aie confiance que dans les Allemands ! Méfie-toi des trappes des maisons françaises, et des alimens empoisonnés. Fais-les d’abord goûter aux enfans des personnes chez lesquelles tu loges. De même pour le chocolat : fais-le goûter d’abord… » — « Fran Ziégler est arrivée mardi de Wüzbourg, apportant la nouvelle que tu étais empoisonné : un Français t’avait donné de la saucisse empoisonnée… » On a été jusqu’à codifier les précautions à prendre contre de tels dangers : « Avis important à nos compatriotes qui sont en pays ennemi. 1° Prendre garde en pénétrant dans les maisons françaises qu’elles ont souvent des trappes pour descendre à la cave, et même souvent plusieurs dans le même bâtiment. 2° Ne pas oublier de prendre garde aux armoires cachées dans les murs. 3° Si des gens du pays ennemi offrent à manger ou à boire, ne rien prendre avant d’en avoir fait goûter aux gens eux-mêmes. Faire remuer complètement les boissons par ces gens, les faire déguster par eux sous vos yeux. S’ils le font, vous pouvez boire. » — En face de la vertueuse Allemagne, justicière et vengeresse, la France battue, avilie, et perfide par surcroit.

Ainsi tout se mêle, les instincts légitimés et les vertus faussées. Comme ils écrivent sur la porte des maisons de nos villages où ont séjourné leurs espions : Gute Leute, pour que ces maisons deviennent sacrées à leurs soldats, de même ils ont proclamé leurs âmes bonnes entre toutes. Il n’y a plus d’harmonie dans ces âmes, plus de principe d’ordre. Elles n’ont plus d’aspiration ; elles veulent rester ce qu’elles sont, leur être propre représentant la perfection allemande, et par conséquent toute perfection. Elles ont érigé leur orgueil en dogme. Elles ont renoncé à la grande loi qui demande comme premier principe de vertu l’humilité, au travail intérieur, à l’effort qui exalte ce qui est noble, abolit ce qui est bas. Plus de progrès depuis quarante-quatre ans, puisqu’elles ont renoncé aux conditions mêmes du progrès ; elles sont demeurées telles que les avait faites leur précédente victoire. Ce n’est plus en elles-mêmes qu’elles regardent ; elles considèrent comme leur tâche de s’imposer aux autres dans tous les domaines, à titre de modèle absolu. Elles demandent, elles exigent qu’on reconnaisse