Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 26.djvu/495

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les Japonais sur un front d’une énorme étendue ; de longues tranchées parallèles où se terraient pendant des semaines les deux adversaires, avant de pouvoir se porter un coup décisif, Mais à Berlin on ne voulait pas entendre parler de cette guerre de taupes. On se promettait de mener la campagne contre la France avec une rapidité irrésistible. On ne rêvait que d’offensives vertigineuses, d’armées entières réduites à capituler, de nouveaux Sadowa et de nouveaux Sedan.

Si la stratégie allemande continuait d’être l’objet d’un engouement général, il n’en était pas de même de la tactique et en particulier de l’emploi de l’infanterie, très discuté par des officiers étrangers résidant à Berlin. L’un d’eux, revenant des grandes manœuvres de 1913, ne me cachait pas son étonnement de la façon de combattre imposée aux troupes à pied : « C’est toujours, me disait-il, l’assaut en colonnes serrées, le sturmaugriff, qui a réussi autrefois. Mais aujourd’hui, sur un champ de bataille balayé par les rafales de l’artillerie et des mitrailleuses, ces formations compactes offriraient à l’adversaire une cible à souhait. En face d’un ennemi abrité ou bien décidé lui-même à ne pas reculer, il ne resterait bientôt que des monceaux de cadavres d’une attaque ainsi menée. » En définitive, la tactique allemande n’était que l’emploi, au moment voulu et sur un point déterminé, de la force brutale, l’écrasement de l’ennemi sous des masses de combattans sans cesse renouvelées. Quelle supériorité numérique un pareil effort ne suppose-t-il pas ?

Au cours de la guerre balkanique, je me permis de demander au grand-duc de Bade, à qui je faisais ma première visite à Karlsruhe, s’il pensait que des soldats européens, n’ayant peut-être pas le mépris de la mort de la race jaune ou l’esprit de sacrifice des peuples primitifs, serbe et bulgare, pourraient supporter, sans fléchir et sans chercher un abri, l’ouragan de fer vomi par les engins modernes : « Nous l’espérons, me répondit le prince, du soldat allemand à cause de son patriotisme et de la forte discipline à laquelle il est soumis. » Il ne présumait pas trop en effet du courage discipliné des fantassins de l’armée impériale, lorsqu’ils sont serrés en rangs profonds ; leurs adversaires, témoins de leurs attaques désespérées, doivent être les premiers à leur rendre justice. Mais le sang répandu à flots dans ces ruées furieuses l’a-t-il été utilement ? N’a-t-il pas