Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 26.djvu/474

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Argonne apparaîtront bientôt à tous les yeux. De l’autre côté de l’Europe, les Russes réparent l’échec qu’ils avaient éprouvé et les manœuvres du maréchal de Hindenbourg, quelque habiles qu’elles aient paru être, sont déjouées. Enfin, l’entreprise hardie des Alliés sur Constantinople à travers les détroits aura des effets dont tout le monde pressent l’importance. C’est pourquoi la diplomatie de l’Allemagne n’a jamais été plus active et jamais non plus elle n’a eu un plus grand besoin d’entretenir dans les esprits l’illusion d’une toute-puissance, qui a pourtant déjà subi quelques atteintes.

Nous qualifions de hardie l’entreprise des Alliés sur Constantinople : elle l’est en effet, car elle est difficile ; mais nous ne mettons pas en doute que l’exécution en a été soigneusement étudiée et préparée et que, si on y rencontre des obstacles, on n’y trouvera pas de surprises. Dès que la première nouvelle s’en est répandue, l’impression a été vive et profonde dans le monde entier. On ne s’y attendait pas. Il semblait que les Alliés eussent déjà assez à faire pour tenir tête à l’ennemi depuis les Carpathes jusqu’à la mer du Nord. La Turquie, qui, sous l’impulsion de l’Allemagne, avait pris l’offensive sur les frontières de l’Arménie et de l’Egypte, n’avait pas prévu que sa capitale serait bientôt en danger. Elle comptait que, l’Allemagne étant venue prendre position à côté d’elle avec son armure étincelante, comme s’exprimait naguère l’empereur Guillaume, ses ennemis terrorisés auraient trop de peine à se défendre pour oser attaquer. C’est en quoi la Turquie s’est trompée. Elle s’est déjà relevée de bien des échecs, en y laissant toujours quelque lambeau de chair, c’est-à-dire de territoire ; elle a survécu à bien des fautes, en y perdant chaque fois un peu de ce qui lui restait de considération politique ; elle a durement expié chacune de ses erreurs ; mais jamais jusqu’ici elle n’avait été exposée à un péril aussi grand que celui qui la menace. Elle sent comme un vent de mort passer sur sa tête. Dans le cours du dernier siècle, il s’en est quelquefois fallu de peu que la débâcle finale l’emportât en Asie. Sauvée alors par la France et l’Angleterre, elle se tourne aujourd’hui contre ses sauveurs d’hier. Il est vrai que, depuis la guerre de Crimée, une nouvelle grande Puissance est venue au monde. Les fautes de la France, les négligences de l’Angleterre ont permis à l’Allemagne de se développer et de grandir jusqu’au point où elle s’est enivrée de sa force et a perdu son équilibre mental et moral. Elle n’a pas été la seule à éprouver cette influence malsaine d’une fortune acquise trop vite et dont elle a mésusé. Le mal a été contagieux et beaucoup d’autres nations,