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passer l’occasion. Elle se traduit par la fertilité des ressources, l’ingéniosité des moyens, l’aisance du tour, l’agrément de la forme. Thomas Corneille sait faire une pièce et, parce qu’il est souple et habile à flairer le goût du jour, il fait chaque fois la pièce que demandait le public. Il sait agencer une intrigue, filer une scène, servir un dénouement cuit à point. Il a de l’esprit, de cet esprit qu’on se repasse de main en main et qui, étant celui de tout le monde, ne vaut tout de même pas celui de Voltaire. Son style, qui côtoie sans cesse la platitude, n’y tombe pas toujours. Écrivain médiocre, d’une médiocrité aimable, souriante, avenante, il aurait inventé la médiocrité, si tant d’autres ne s’en étaient chargés avant lui. Mais c’est encore une manière, c’est la plus répandue et la plus avantageuse, d’être un écrivain.

Lorsqu’il débuta au théâtre, la littérature française était tout espagnole. La France était alors en guerre avec l’Espagne : le même phénomène s’était produit dont on constate si souvent le retour l’invasion intellectuelle précédant l’invasion armée. Nous venons encore d’en être les témoins, et il faudra un vigoureux effort pour que la pensée française se libère de cette culture allemande, à laquelle, en ces derniers temps, nos maîtres se sont trop docilement abandonnés. À l’Espagne nous avions pris d’abord l’exagération des sentimens et l’affectation du style, l’outrance du point d’honneur, la grandiloquence et le gongorisme. C’est ce que lui avait emprunté Pierre Corneille, mais comme il savait emprunter. Puis étaient venus le burlesque, le réalisme bas et malpropre. C’est où Scarron devait s’illustrer. Quelle n’est pas la toute-puissance de la mode sur un écrivain uniquement soucieux de réussir ? Thomas Corneille est un homme de goût, bien élevé, d’esprit cultivé, qui fréquente la meilleure société ; mais la mode est à la grossièreté : il se met à la mode, comme nous avons vu, il y a une trentaine d’années, les plus délicats de nos écrivains faire leurs premières armes sous la bannière fangeuse du naturalisme. En 1650, il transpose du théâtre espagnol son Bertrand de Cigarral, dont l’ignoble héros a pour trait distinctif d’être couvert de gale, et s’en vante ! Isabelle, à qui il tend sa main dégantée, se recule de dégoût : « Ce n’est rien, lui dit-il,


Ce n’est qu’un peu de gale.
Je tâche à lui jouer pourtant d’un mauvais tour ;
Je me frotte d’onguent cinq ou six fois par jour ;
Il ne m’en coûte rien, moi-même j’en sais faire ;
Mais elle est à l’épreuve et comme héréditaire :