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sur lui-même, et, puisqu’il y avait deux Corneille, il se résigna sans aucune peine à être l’autre : de toute son âme, il se réjouit d’être Thomas, frère de Pierre, et de tout son cœur il ne fut que Thomas.

Son succès fut prodigieux. C’est à lui qu’était réservé de remporter le plus grand succès du siècle. Car le plus grand succès du siècle ne fut pas le Cid, quoique de l’apparition du Cid date la naissance de notre tragédie, et quoique, à l’époque même, il fût passé en proverbe de dire : beau comme le Cid. Ce ne fut pas Andromaque, quoique toute une génération ait salué d’enthousiasme dans le chef-d’œuvre racinien l’avènement d’un nouvel idéal. Quant au Misanthrope, on sait assez que ce fut un succès d’estime, si Phèdre et Athalie furent de complets échecs. Mais Timocrate, représenté au mois de novembre 1656 sur le théâtre du Marais, fit salle comble pendant près de six mois ; il eut quatre-vingts représentations consécutives, chiffre inouï pour le temps ; le Roi y vint, sans attendre qu’on le jouât à la Cour ; tout Paris le savait par cœur, et pourtant les acteurs se lassèrent de le jouer plus tôt que le public de l’entendre. Thomas Corneille, auteur de Timocrate, est celui qui, dans le siècle de Corneille, de Racine et de Molière, fut l’auteur le plus applaudi du siècle. C’est sa marque et son « idiosyncrasie. » C’est par-là qu’il appartient, sinon à la littérature, du moins à l’histoire de la littérature. Comme d’ailleurs ses autres pièces, si elles n’eurent pas la vogue étourdissante de Timocrate, comptent néanmoins parmi les opérations théâtrales les plus heureuses de l’époque, elles se recommandent par cela même à notre attention. Ce qu’il y a de plus intéressant dans cette œuvre, c’en est décidément le succès : on en dégagerait assez bien un « art de réussir au théâtre »

Thomas Corneille ne manquait pas de talent : c’est une première condition, qui a son importance. On pense généralement que, pour réussir en littérature, il suffit du savoir-faire et de l’entregent, des relations et de la réclame. C’est une erreur : un peu de talent ne nuit pas. Il n’en faut pas beaucoup, et surtout il n’en faut pas trop, mais un certain minimum de qualités littéraires n’est pas inutile. « Du talent, du génie, de la facilité, » dit l’abbé d’Il ne faut jurer de rien. Thomas Corneille n’avait pas de génie, Pierre ayant pris tout celui de la famille, mais il avait de la facilité. Cette redoutable facilité défend bien à qui en est affligé de jamais se réveiller grand écrivain, mais elle est précieuse à l’auteur en vogue. Elle lui permet d’être toujours prêt, d’arriver toujours au bon moment, de ne jamais laisser