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avec l’art subtil de Sardou. Au reste, espions et espionnes vont pulluler au théâtre : ils empliront de leurs louches intrigues les pièces qui vont surgir au lendemain de la guerre ; ils y seront honnis. Ce sera justice et notre tempérament national y trouvera son compte. Car il nous est bien difficile d’apercevoir dans l’espionnage autre chose que sa vilenie qui nous fait horreur. Dans son beau drame, Servir, la hardiesse de M. Henri Lavedan avait consisté à nous présenter un héros du patriotisme sous les traits d’un espion ; de là une certaine résistance du public. Dès maintenant, on peut prévoir tout un cycle de drames savamment machinés dont l’espionnage allemand et ses menées tortueuses fourniront le thème. Souhaitons qu’alors il nous soit poussé assez de méfiance pour ne plus accueillir dans la vie réelle ceux que nous aurons hués sur la scène. Drames ou mélodrames, si nous en emportons une impression assez forte pour mettre un peu plus de sévérité que jadis dans le choix de nos relations, ils seront, comme voulait Dumas fils, du « théâtre utile. »

Mais revenons au répertoire qui, en ce temps de crise, est notre grande ressource. En réunissant sur son affiche les noms des deux Corneille, la Comédie-Française aura pareillement réjoui les mânes des deux frères, le grand Corneille, au temps même de ses plus cruels échecs, n’ayant eu rien de plus cher que les succès de son petit frère, et le petit frère, au milieu de ses plus étourdissans succès, n’ayant eu d’autre fierté que la gloire du grand Corneille. C’est, avant toute chose, cette intimité des deux frères, qui plaide en faveur de Thomas Corneille et lui vaut notre sympathie. Frère, fils, ou mari d’un écrivain illustre, la situation est toujours délicate pour qui est lui-même du métier : Thomas Corneille s’en tira de la façon la plus élégante, sans y tâcher et le plus naturellement du monde. Beaucoup plus jeune que son frère, qui l’avait élevé et d’abord guidé dans la carrière, il se considéra toujours comme son élève, et un peu comme son fils. Une affection touchante les unit. Ils avaient épousé les deux sœurs, ils faisaient presque ménage commun. On connaît l’anecdote de la trappe par laquelle Pierre, qui rimait difficilement, demandait des rimes à Thomas, qui n’était jamais à court. L’anecdote est charmante et peut-être n’est-elle pas apocryphe[1]. D’ailleurs, sincèrement modeste. Thomas eût donné toute son œuvre pour un de ces vers dont il avait peut-être fourni la rime, il ne s’abusa pas

  1. Sur Thomas Corneille consulter l’excellent travail de M. Gustave Reynier : Thomas Corneille ; Sa vie et son théâtre, 1 vol- iri-8* (Hachette).