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beaucoup de gens qui étaient de braves gens. Quant aux spectateurs qui demandent à l’illusion de la scène un peu de détente ou même d’oubli, ne leur soyons pas sévères : pour se détourner un instant de leurs soucis, ils n’y échappent pas ; ils les retrouveront qui les attendent à la sortie ; mais peut-être alors auront-ils plus de force pour les supporter. Aussi bien, un fait suffit pour trancher la question : nous venons d’apprendre qu’à partir du 1er avril les théâtres de Berlin seront fermés par ordre, et cela nous a paru un bon indice. Nos théâtres qui étaient fermés se rouvrent : leurs théâtres, qui allaient de fêtes en galas, vont rentrer dans l’ombre et le silence. Le contraste est frappant, à l’heure où une immense espérance soulève l’âme française.

Aux matinées, la jeunesse est en majorité ; le soir, c’est une bourgeoisie de quartier. Pas de toilettes ; des couleurs sombres sur lesquelles tranche le bleu des uniformes : partout des loges sont mises à la disposition des blessés. Ce ne sont pas les brillantes chambrées des soirs où la saison bat son plein. Tout Paris n’est pas là, et on le regrette, car comment ne pas le regretter ? Mais son absence est compensée par celle de certains spectateurs indésirables qui avaient fini par devenir légion. Dans ces honnêtes salles on peut prêter l’oreille aux conversations ; on peut entendre les gens s’interpeller dans les couloirs : tout le monde par le français. Quelle joie ! Quel soulagement ! Quelle délivrance ! Comme cela nous change de ces tours de Babel qu’étaient devenus nos théâtres ! La confusion des langues y régnait, sans parler du jargon qui trop souvent déshonorait la scène. Dans les loges, au balcon, au parterre, ce n’étaient qu’accens gutturaux et vocables de provenance suspecte. Cependant, à mesure que grandissait ce brouhaha d’idiomes étrangers, le prix des places montait et le ton des pièces s’abaissait. Et une étroite relation unissait entre eux ces divers phénomènes qui avaient tous une même cause : la prédominance du public cosmopolite devenu le maître dans nos théâtres. C’était lui qui, ne regardant pas à la dépense, et pour cause, achetait à la porte le droit de parler en maître. C’est pour lui qu’on faisait les pièces, car la recette dépendait de lui. C’est lui qui pervertissait notre goût littéraire, comme il faussait, chez les couturiers et les modistes de la rue de la Paix, nos élégances traditionnelles. C’est lui qui poussait nos auteurs et nos artistes dans le sens de la brutalité et de la déliquescence, comme on grise et comme on excite ceux dont on veut se donner l’ivresse en spectacle. Après cela, les hypocrites allaient criant à notre décadence, et ils citaient à l’appui de