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effets loqueteux et gluans. « Tu n’oserais pas prendre mon tricot avec une pince, tellement il est infect, » écrit à sa sœur le même H. L… Les officiers ne sont pas mieux partagés, — bien qu’ils aient des chaussettes. « On ne se change jamais, on ne se lave jamais, on ne se brosse jamais, écrit Alfred de Nanteuil. Je suis dans la même crasse depuis mon départ de Brest. Je n’ai changé que de chaussettes. Toutes mes idées sur l’hygiène sont renversées, car, en somme, je ne me suis jamais mieux porté. » Quelques-uns se plaignent bien çà et là de la nourriture. « Je suis été (sic) trois jours dans les tranchées sans bouffer, » gémit incidemment le marin J.-L. R… Mais d’autres, en plus grand nombre, constatent que la « confiture de singe » n’est pas mauvaise, surtout chauffée, et qu’en somme on a « son content. » Sur la boisson, par exemple, le « jus » excepté, — « fameux, le jus ! » — l’opinion est unanime et tous la déclarent exécrable. Ni vin, ni bière, rien que de l’eau croupie : « encore on dit que les casques à pointe l’ont empoisonnée[1]. » Aussi est-il recommandé de ne la boire que dans le « jus » et fortement bouillie. « J’ai passé des journées avec du pain, du sucre et une tasse de café les grands jours, écrit Alfred de Nanteuil. Il n’y a plus dans le pays que de l’eau infecte. Alors je reste très bien huit jours sans boire, sauf le café. » François Alain, lui, en est resté quatre sans boire ni manger, dans la paille d’une grange où vingt-sept de ses camarades, coupés de leur compagnie, venaient d’être éventrés à coups de baïonnette. Comment ce conscrit de dix-neuf ans échappa-t-il aux Boches demeurés à proximité ? « Par un petit trou qu’il avait percé à l’aide de son couteau dans une des tuiles du toit, » il observait tous leurs manèges, repérait leurs tranchées, les emplacemens de leurs canons et de leurs mitrailleuses. Et un beau soir, où la lune n’était pas trop claire, il s’évadait en rampant, abattait un officier allemand qui lorgnait les positions françaises et rentrait dans nos lignes sous une pluie de balles, avec une cargaison de « . renseignemens précieux, » un fourreau de boue et des dents aiguisées par quatre-vingt-seize heures de jeûne[2]. Et l’admirable, c’est que dans cet état, ruisselans, le ventre vide, les pieds gelés et le crâne en feu, aucun de ces hommes ne perd le sourire. Dans

  1. Lettre du fusilier J. F…
  2. Journal de Paimpol du 24 janvier 1913. François Alain, « un enfant de Bréhat de dix-neuf ans, engagé de février 1914 », a été décoré de la médaille mili-