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le rivage de la mer, ni sur les facilités qu’offrait à la défense l’inondation du bassin de l’Yser. La clef de la position n’était ni à Dixmude, ni à Pervyse, ni à Ramscappelle, ni à Ypres, comme il l’avait cru, mais dans la poche du chef-wateringue qui garde les écluses de Nieuport.

On croit sentir à ce moment comme un flottement chez l’ennemi ; sans renoncer à Dixmude, l’état-major allemand semble vouloir regarder ailleurs. À peine si, le 30 et le 31, il daigne envoyer à nos tranchées du cimetière et aux maisons des abords du pont leur ration habituelle de shrapnells et de marmites. Il pleuvait sans discontinuer depuis trois jours : nos hommes avaient de l’eau jusqu’à mi-jambes dans les tranchées. Où étaient les fringantes « demoiselles au pompon rouge » de naguère ? « Il faudrait nous voir marcher, écrit le marin L…, d’Audierne, on est comme des hommes de soixante-dix ans. Mes pauvres genoux et coudes, je ne les sens plus. » Mais la grande souffrance tenait au manque de chaussettes : les pieds nus dans les souliers se violaçaient, refusaient tout service. « C’est la campagne des pieds gelés, » goguenarde un de ces malheureux. Disciplinés, fatalistes par tempérament, ils ne récriminent pas, et c’est à leurs parens qu’ils s’adressent pour parer au mal. « Envoyez-moi des chaussettes. Je suis nu-pieds et il fait froid, » écrit le 1er novembre le marin J. F… du Passage-Lanriec. Et, dans la lettre suivante, il réitère : « Je vous dirai, chers parens, qu’il fait mauvais temps ici : pluie et vent tous les jours, et du froid ! Il ne fait pas beau dormir dans les tranchées : il y a quinze jours que je n’ai pas fermé les yeux par le froid, les obus et les balles. Malgré tout cela, j’ai encore du courage. Je suis nu-pieds dans mes souliers ; j’ai toujours les pieds glacés. Si vous m’envoyez des chaussettes, envoyez-moi quelques paquets de tabac avec. » Et cet autre bout de lettre, toujours sur le même sujet : « Chère mère, vous me dites que mon frère continue à boire et il a bien tort ; mais qu’il a tiré ses bas de ses pieds pour me les envoyer. Je le remercie, car j’en avais grand besoin. » Magnanimité des ivrognes bretons !

Il y a des privilégiés ici d’ailleurs, comme partout : tel cet H. L…, qui s’est confectionné des mitaines avec une paire de vieilles chaussettes trouvée dans une tranchée boche. Évidemment on ne fait pas le délicat quand on est à la guerre et qu’on porte depuis un mois, sous la pluie, dans la boue, les mêmes