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des lièvres, jetant les armes et tout leur fourniment. Ah ! alors quelle razzia ! Cinq à six cents morts et blessés et quarante prisonniers, dont trois officiers. Nous réoccupons les tranchées, et je reste toute la nuit en tête à tête avec un Belge mort et un Boche blessé, qui ne se réveille que pour crier : « Vive France !… » de peur qu’on ne l’embroche. Quand le jour est venu et que nous avons vu notre ouvrage… (Ici un arrêt : un obus éclate au-dessus de ma tête, casse un fusil et me jette une poignée de terre dans la figure. Léger désagrément. Je continue.)… c’était du joli. Toute la journée, les brancardiers ont ramassé des morts et des blessés, pendant que nous tirions de temps en temps des coups de fusil. Tous les blessés ramassés sont des jeunes : seize à vingt ans, de la dernière levée[1]. »

La nuit suivante, même aventure, sauf que, cette fois, ce sont les tranchées du Nord qui ont « molli. » Comme toujours, c’est aux marins de les reprendre. Faute d’élémens disponibles, on y envoie deux compagnies du 2e régiment qui étaient prévues pour la relève : elles rétablissent les affaires en quelques coups de baïonnette.

« Vous croyez qu’après cette danse-là on avait droit à un tour de buffet ? écrit un deuxième maître de manœuvre. Ouiche ! Ma compagnie était prévue pour la relève : elle va prendre la relève. Dire qu’on n’est pas un peu esquinté, ce serait mentir ; mais enfin, on tient tout de même ; on se compte : il en manque à l’appel qui ne reverront plus leur maman… Si encore on pouvait se secouer un peu pour se dégourdir les pattes !… Mais on est tassé dans la boue comme des sardines dans leur huile. Et, au matin, voilà le charivari qui recommence : quelques shrapnells d’abord, puis, de midi à une heure, une vraie trombe d’obus de tous les calibres. En font-ils un gaspillage de munitions, les brigands[2] !… »

Cette défense de l’Yser, c’est, suivant l’expression du Dr L…, « une éternelle toile de Pénélope : » à peine raccordé, le tissu craque sur un autre point. On sent que la pression allemande, grâce aux renforts qui lui arrivent de tous côtés, se fait chaque jour plus violente. Impuissant sur le flanc de la défense, où l’énergique attitude de nos marins lui donne l’illusion qu’il se heurte à des forces supérieures, l’ennemi insiste sur son centre,

  1. Lettre du fusilier X…, citée par l’Éclair.
  2. Lettre du deuxième maître de manœuvre A…