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retourné à plusieurs reprises, en dehors des pourparlers en cours, le diplomate éminent qui tenait tête à M. de Kiderlen dans la partie très serrée jouée autour du Maroc. Le Livre jaune de 1911 contient le compte rendu de quelques conversations de M. Jules Cambon avec le chancelier, et l’impression qui s’en dégage est que ce dernier désirait réellement une entente finale. Pour le règlement ultérieur d’autres questions épineuses, telles que la délimitation des concessions de chemins de fer et des sphères d’influence en Asie Mineure, c’est encore au chancelier que l’ambassadeur fit appel, lorsque les négociateurs allemands se montrèrent trop récalcitrans. Un rapprochement viable de son pays et de la Grande-Bretagne a été, d’autre part, le rêve dont M. de Bethmann-Hollweg se berçait le plus volontiers, sans l’arrière-pensée traîtresse, qu’aurait eue peut-être le prince de Bülow, d’en finir plus tard, au moment opportun, avec la suprématie navale anglaise. Rien ne nous autorise à croire qu’il n’y avait pas un fond de sincérité dans le langage de M. de Jagow, lorsqu’il a dit à sir Ed. Goschen[1], au cours de leur dernier et pénible entretien, « son poignant regret de voir tomber en poussière toute sa politique et celle du chancelier, qui consistait à faire amitié avec la Grande-Bretagne et, par elle, à se rapprocher de la France. »

Ce regret peut-il se concilier avec l’attitude vacillante de M. de Bethmann-Hollweg dans le conflit austro-serbe ? Je le crois. Ses préférences personnelles l’inclinaient vers une solution pacifique, mais cet homme faible s’est laissé forcer la main par le parti de la guerre et s’est courbé, comme d’habitude, devant la volonté de l’Empereur, d’autant plus qu’il n’était qu’un instrument, ignorant sans doute des véritables desseins qui se cachaient au fond de la pensée impériale. Quand il a vu où cette politique de casse-cou allait entraîner l’Allemagne, au lieu de résister et de protester, son dépit s’est tourné contre l’Angleterre qui avait détruit toutes les illusions dont on se repaissait à Berlin, en ne restant pas indifférente et impassible devant la violation de la neutralité belge. Alors le philosophe de Hohen-Finow s’est changé en un irascible Teuton ; ce qu’il y a de rudesse prussienne dans ses veines, mélangée à son sang francfortois, est apparu subitement à la surface, et le calme

  1. Rapport de sir Ed. Goschen à sir Ed. Grey du 8 août 1914, publié par le gouvernement britannique. {Great Britain and the european crisis.)