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racontent le luxe dont ils parent leurs tranchées. Ce sont bien les mêmes Français, jadis et de nos jours. Les mêmes Prussiens ? Je crois que oui. Meusnier, Brisson junior et le sergent Achille, qui se sont mis à trois pour donner de leurs nouvelles à l’administrateur du département d’Indre-et-Loire, appellent les Prussiens une « horde de brigands. » Et Demonchy, caporal-fourrier au 44e bataillon d’infanterie légère, qui ne se gêne pas beaucoup s’il cantonne chez l’habitant, mais qui a de la bonhomie, déteste la sauvagerie des Impériaux : « Ils agissent avec cruauté, au lieu que nous autres Français, toujours avec humanité. » Fierté charmante ! Et c’est ainsi que les anciens soldats, en nous parlant d’eux, nous parlent de nos soldats d’à présent. Ils annoncent l’avenir ; et notre pensée rêve longtemps autour de cette ligne, adressée le 29 messidor an IV, à « son cher père, à sa chère mère, à ses chers frères, parens, amis, » par Gagneux, soldat, 2e bataillon, 6e compagnie, 17e demi-brigade, armée du Rhin-et-Moselle : « Je vous dirai que nous avons passé le Rhin ; ça va très bien !… »


Le colonel Ernest Picard, — mort avant la publication de son livre, et mort avant la guerre, — est un historien très attentif auquel on doit, notamment, d’excellentes études, un peu sèches, un peu ardues, mais précises et rigoureuses, riches de faits et intelligentes, sur la précédente guerre, la perte de l’Alsace, la campagne de Lorraine, Sedan, les préliminaires de la paix qui appelait une revanche. Sa compétence militaire l’autorisait à composer une histoire qui fût, en même temps qu’un récit des événemens, l’examen critique de la stratégie. Mais la stratégie n’est pas une science abstraite. Une théorie de la guerre tient compte des réalités que la guerre met en jeu : réalités parmi lesquelles il n’en est pas de plus efficace que la valeur individuelle du soldat. Il importe de connaître le combattant, ses énergies, ses faiblesses peut-être et, enfin, le total de sa vertu active. Il faut que l’histoire, peinture de la vie, soit concrète comme la vie. Ces prétendus philosophes de l’histoire, qui nous déroulent des siècles pareils à des théorèmes, ne sont que des arrangeurs de néant. Quelquefois, on nous donnerait à penser que l’immense aventure humaine, au cours des âges, n’est que la méditation des diplomates. Et, quelquefois, on dirait que tout se passe dans le cerveau des capitaines. L’histoire est plus abondante, opulente et, pour ainsi parler, plantureuse : et qu’on n’omette pas les foules, qui sont la matière et la substance de l’histoire. Le colonel Ernest Picard n’a-t-il pas senti que son histoire militaire, très savante, restait un peu maigre, en dépit du méticuleux détail, et