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apercevoir le moindre sentiment d’inquiétude ou d’émotion. Pendant ce temps, les soldats arrachaient et jetaient leurs cocardes blanches qui restaient dispersées et foulées aux pieds sur la route avec les décorations du lys. » Bonaparte donna l’ordre de former les pelotons et de marcher sur Grenoble. L’abonné du Courrier de l’Isère ne jugea pas utile d’accompagner plus loin l’empereur et préféra rentrer chez lui. « A quatre heures du soir, je pus reprendre la route de La Mure ; à peu de distance je rencontrai les équipages de Sa Majesté ; ils se composaient d’un méchant cabriolet, dans lequel Bonaparte avait constamment voyagé depuis son débarquement, et de deux charrettes attelées de deux mauvais chevaux ; la poussière dont le cabriolet était couvert tant en dedans qu’en dehors en masquait entièrement la couleur. Quant aux deux charrettes, elles étaient chargées de quelques bagages et de ballots de proclamations ; le reste de la suite de l’empereur était épars sur la route et n’acheva même de passer que le lendemain. »


Napoléon se remit en marche, précédé par le bataillon du 5e de ligne et la compagnie du 3e génie, dont les hommes maintenant se seraient fait tuer jusqu’au dernier pour le défendre. En traversant le village de Laffrey, tandis que de chaque maison partaient des vivats, il goûta l’une des plus grandes joies de sa vie. Il sortait enfin de l’affreux cauchemar qui avait duré dix mois. Il n’était plus le souverain minuscule et ridicule dont l’Europe se riait. Comme l’écrit Chateaubriand, dans les Mémoires d’Outre-tombe, songeant sans doute à lui-même autant qu’à Napoléon, « ce n’est pas tout de naître, pour un grand homme : il faut mourir. » L’île d’Elbe n’était pas une fin pour lui ; il ne pouvait se contenter de la souveraineté d’un carré de légumes, comme Dioclétien à Salone… Et voilà qu’il redevenait l’empereur des Français ! Il allait régner de nouveau sur cette terre de France dont il voyait à ses pieds l’une des plus nobles provinces. Comme l’air était délicieux à respirer ! Comme le paysage, les lacs, les cimes, tout à l’heure si sévères, lui paraissaient accueillans ! Le soleil déjà incliné à l’horizon semblait un astre éteint : qu’importe ! Celui d’Austerlitz n’était pas plus brillant !

Au bas de la rude descente, Vizille lui fit un accueil chaleureux ; les habitans, qui se rappelaient avec orgueil que la