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soldats du bataillon de Grenoble, qui suivaient d’un œil avide tous les mouvemens de l’empereur, enchantés d’être délivrés de la discipline, se mirent à crier : Vive l’empereur ! Les paysans répéteront ce cri, et tout fut fini. Les larmes étaient dans tous les yeux. En un instant, l’enthousiasme n’eut plus de bornes. Les soldats embrassaient les paysans et s’embrassaient entre eux. »

Prestige incomparable de Napoléon ! Il n’avait qu’à paraître pour fasciner, qu’à parler pour ensorceler les plus hésitans. Ses rêves presque insensés se réalisaient comme par le caprice d’un magicien. Ce retour de l’île d’Elbe qui, pour tout autre, eût été la plus folle, la plus lamentable équipée, devenait un voyage triomphal. Quand il s’entendit acclamer par les soldats chargés de l’arrêter, il dut avoir la claire vision que, cette fois encore, il avait forcé le destin, et que, des hauteurs de la Matheysine, l’aigle impériale allait vraiment voler, de clocher en clocher, jusqu’aux tours de Notre-Dame.


Les pages de Stendhal furent analysées dans le feuilleton du 7 février 1839 du journal grenoblois le Courrier de l’Isère et, quelques jours après, le même journal publia le récit d’un de ses abonnés qui avait été témoin de la rencontre. Houssaye l’ignora certainement aussi. Les détails donnés sur la fin de la scène historique sont cependant assez curieux et valent d’être rapportés. Le narrateur se trouva, à la sortie de Laffrey, dans le peloton même qui entourait Napoléon. Ce peloton « était composé d’officiers de tous grades et de toutes armes, tant du 5e que de sa suite. Le mélange des uniformes, des décorations, des aigles et des fleurs de lys présentait un coup d’œil singulier ; si on avait cherché à reconnaître l’empereur à son costume, on aurait fort bien pu se tromper : la poussière dont il était couvert, ainsi que son cheval, ne permettait pas de distinguer la couleur verte de son uniforme de colonel de dragons ; son chapeau était devenu complètement gris, et les trois couleurs de sa cocarde recoquillée avaient disparu ; mais l’expression de sa figure et ses regards ne permettaient pas de se méprendre et de ne pas reconnaître au premier coup d’œil celui qui, trois ans avant, commandait à l’Europe. Il paraissait calme et tranquille ; sa physionomie annonçait la satisfaction ; impossible d’y