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du siècle dernier : « Il est des journées que les historiens se sont attachés à raconter dans leurs moindres circonstances, à cause de leur influence sur les destinées des peuples. Telles sont les journées qui firent passer l’empire romain des mains de Pompée en celles de César, des mains d’Antoine en celles d’Auguste. Cet exemple nous a paru mériter d’être suivi pour le 7 mars 1815 : si, par les événemens dont elle fut remplie, cette journée ne peut être comparée à la bataille de Pharsale ou à celle d’Actium, elle n’en eut pas moins, pendant quelque temps, le même résultat pour l’empire français. »

Je m’étais toujours étonné qu’Henry Houssaye ne mentionnât point la relation, moins solennelle mais combien vivante, que Stendhal a donnée de la rencontre de Laffrey. Je sais aujourd’hui, par un de ses confrères de l’Académie qui lui fit la même observation, qu’il ne la connaissait pas. Sans doute n’eut-il pas l’idée d’aller chercher dans les Mémoires d’un Touriste des pages qui, en effet, sembleraient mieux à leur place dans la Vie de Napoléon. C’est dommage ; car elles donnent une vive impression de réalité. Stendhal, avec cette curiosité d’esprit qui le rend si moderne, agit comme un reporter d’aujourd’hui et reconstitue sur place la scène historique. Par l’intermédiaire d’un de ses amis, il convoque des gens du pays et va avec eux sur le terrain même où, vingt ans plus tôt, ils avaient été témoins de la rencontre. Il n’a rien oublié pour délier la langue des paysans et les mettre en opposition, quand il veut éclaircir ou préciser un détail. « J’avais fait apporter trois ou quatre bouteilles de vin, et nous nous sommes assis plusieurs fois ; j’avais soin d’être altéré quand je voyais quelque point douteux. » Lorsqu’il arrive à l’endroit où se décida, suivant sa propre expression, le sort de l’entreprise la plus romanesque et la plus belle des temps modernes, il est vivement troublé. « J’avouerai mon enfantillage, mon cœur battait avec violence, j’étais fort ému ; mais les trois paysans n’ont pu deviner mon émotion. » Ces derniers marquent, avec des rameaux de saule fichés en terre, la position des troupes de Grenoble. Et comme il indique de même la place où Napoléon se tenait dans le pré, à une portée de fusil, l’un des paysans lui reproche de représenter aussi mesquinement l’empereur. « Ses yeux brillaient ; et il est allé couper sur un vieux saule une grande branche de plus de douze pieds