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REVUE DES DEUX MONDES.

La Germanie eut toujours l’horreur d’une loi écrite, « exposition logique des vérités démontrées par la raison naturelle, applicable, par conséquent, à tous les peuples, ratio scripta, raison écrite[1]. » Le Germain n’a jamais accepté que les ordres oraux et individuels, les Commandemens du Chef. C’est le Chef, le noble Chef, que le Germain s’engage, du jour où il le reconnaît, à écouter docilement, à servir fidèlement, à suivre militairement ; mais il n’est jamais lié à l’État que par son « hommagei » au Chef, par son serment personnel, son engagement de bouche et de cœur. En l’an de grâce 1914, l’inscription à l’état civil fait de tout Français un citoyen quelques heures après sa naissance : ce qui fait, à vrai dire, le sujet allemand, c’est le serment militaire qu’il prête à son entrée dans la caserne du Maître. La naissance et la race n’ont rien à voir en cette attribution de l’homme à un Service : « Vous êtes Allemands et resterez Allemands avec l’aide de Dieu et de notre sabre germanique, — dit Guillaume II aux recrues de Metz (4 septembre 1893), — Deutsch sind Sie und werden Sie bleiben, dazu helfe uns Gott und unser deutsches Schwert. »

Or, on ne suit que ceux que l’on voit ; on n’écoute que ceux que l’on entend ; loin des yeux, loin du cœur ; la fidélité, d’ordinaire, ne s’entretient que par la présence. Les lois écrites tiennent le citoyen, et leurs textes demeurent ; mais les paroles s’envolent, et c’est l’homme qui tient son serment où l’oublie. La fidélité du serment et le respect de la parole sont les vertus les plus nécessaires au maintien de l’Empire allemand ; mais on ne peut pas dire qu’elles soient les qualités les plus marquées de l’esprit germanique : ni Bismarck, ni Luther, ces deux incarnations du génie de la race, ne furent aux heures décisives de leurs carrières des miroirs de véracité ; rien ne ressemble autant à l’affaire de la dépêche d’Ems que l’affaire du mariage de Hesse. Toute l’histoire d’Allemagne montre que la morale des « chiffons de papier » ne date pas de 1914 : la guerre perpétuelle n’entretient pas seulement le courage et la discipline ; elle développe le sens de la ruse, et la fraude semble toujours de jeu contre l’ennemi, adversus hostem œterna duplicitas.

Aussi, de par sa fonction, l’Empereur du xxe siècle, comme celui du xiiie ou du ixe, est-il condamné à une vie de chef

  1. J. Janssen, L’Allemagne et la Réforme, I, pp. 150-151.