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EN EXTREME-ORIENT.

Depuis que les côtes de l’île merveilleuse nous étaient apparues, — des côtes plates, banales, et de loin pareilles à toutes les côtes, — l’émotion nous étreignait le cœur. Mais avec quelle lenteur nous nous en rapprochions, et, une fois à l’ouverture des jetées, comme nous fûmes lents à traverser le port ! Nous comptions et nous recomptions les prises de guerre, de gros bateaux allemands vides et noirs. Enfin on abattit la passerelle. Mais les vendeurs de journaux qui, debout dans leurs embarcations, nous tendaient des liasses de dépêches, n’étaient point admis à bord ; et il fallut laisser passer les messieurs de l’Administration très raides, et que nul, même parmi les Anglais, ne se fût permis d’interroger. Ce n’est pas leur fonction de renseigner le public. Un bruit pourtant monta avec eux : l’Angleterre envoyait soixante-dix mille Hindous en France. Dix minutes s’écoulèrent encore ; et nous eûmes un immense soulagement. Les Allemands vaincus battaient en retraite.

On nous vendait d’un seul coup toutes les dépêches de la semaine. Il nous était impossible de les lire posément et par ordre chronologique. Voilà ce que c’est que de ne pas posséder les bonnes méthodes allemandes ! Nous aurions eu besoin aussi d’une solide critique des textes. Mais les lumières de l’Agence Wolff nous manquaient, et nous étions réduits à celles des Agences anglaises. Près de moi le jeune docteur de la Suisse germanique hochait la tête. Il lui aurait fallu, à lui, des journaux suisses ou tout au moins italiens. Il se refusait à croire quoi que ce fût avant Port-Saïd. Et durant les trois jours que nous sommes restés à Colombo, il ne se départit point de son scepticisme. Plus les journaux affirmaient le succès des combats de la Marne, plus il manifestait d’inquiétude à notre égard, si bien que notre victoire lui inspirait une compassion qu’il semblait avoir refusée aux saccages de la Belgique. « Il y a là, répétait-il, la main sur un paquet de télégrammes, il y a là des tactiques que je ne saisis pas ! » Mon Dieu, nous étions comme lui : nous ne saisissions pas tout. « Et puis, reprenait-il, si vous aviez remporté une grande victoire, on saurait le nom de vos généraux, la suite de vos opérations, on saurait beaucoup de choses enfin ! » Le fait est qu’une discrétion d’origine mystérieuse nous dérobait tout ce qui nous concernait personnelle-