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à cette marche foudroyante de l’armée allemande. Avec quelle rapidité nous étions ramenés aux jours les plus sinistres de notre histoire ! Les journaux anglais se contentaient d’approuver la décision du gouvernement français. Ils enregistraient des victoires russes ; ils insistaient sur l’état des esprits en Russie où, disaient-ils, les sentimens pour l’Angleterre étaient encore plus vifs que les sentimens pour la France. C’était tout. Autour de moi des officiers anglais ne paraissaient point émus. La foi qu’ils avaient en Lord Kitchener les maintenait dans leur optimisme. J’essayai de leur dissimuler mes craintes. D’ailleurs, leur assurance me faisait du bien. Mais je me rendais compte qu’ils ne pouvaient pas sentir comme nous, que, là où ils ne voyaient que la conséquence fâcheuse, mais très réparable, d’une défaite, nous, nous entendions crier notre terre sous les pas de l’envahisseur. Cependant, comme il arrive d’ordinaire, nous cherchions des raisons d’espérer. Ce départ du gouvernement n’était sans doute qu’une mesure de prudence qu’il aurait dû prendre dès le premier jour. Nous le pensions tous maintenant ; mais personne n’y avait pensé auparavant. Et personne non plus ne s’était rappelé depuis un mois que jadis, lorsqu’on parlait de la guerre, il était toujours sous-entendu que les grandes batailles se livreraient en France. Nous comptions sur la ligne de nos forts. Mais que Lille n’eût point arrêté les Allemands, cela nous paraissait si invraisemblable qu’il valait peut-être mieux croire à une stratégie du Commandement français, dont les paroles de Kitchener nous préparaient à accepter l’audace, sans trop nous émouvoir.

Nous ne descendîmes à terre que dans l’après-midi pour y retrouver le même étalage d’humanité bariolée, moins luxuriant qu’à Singapore et plus bruyant qu’à Malacca. Les plantations des mines font la fortune de cette petite île, d’où l’on embarque le caoutchouc et l’étain. Chinois, Hindous et Malais y sont bien cent mille contre deux ou trois mille Anglais, qui en ont dessiné les contours par une belle route de Riviera et transformé toute une pente de montagnes en villégiatures d’un éternel été. Mais elle n’avait ni troupes, ni fortifications ; et les résidens, effrayés à l’idée de recevoir la visite de l’Emden, avaient immédiatement organisé une compagnie de volontaires avec deux aumôniers, l’un protestant, l’autre catholique, notre Missionnaire français, qui, du coup, avait été nommé capitaine.