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EN EXTREME-ORIENT.

tenancier du Resthouse, un grand et gros Normand de Guernesey, me disait : « Il reste encore plus de crocodiles dans notre sale petite rivière et plus de tigres dans les bois voisins qu’il n’y a d’Allemands dans toute la région. » Et comme je lui demandais si, depuis trente ans, il avait rencontré beaucoup de tigres, de crocodiles ou de serpens, il me répondit : « De serpent, je n’en ai vu qu’un : c’était un jour que je revenais d’un enterrement. Quant au reste, je n’ai jamais rencontré dans la nature pire que moi. » Il voulait dire : pire que l’homme, car ce fils jovial des îles normandes ne semblait avoir de méchant que ses accès de goutte. On avait tout de même vu un Allemand, la semaine passée, qui était venu pêcher le long de la côte ; mais on s’était aperçu qu’en fait de poissons, il prenait surtout des photographies. Je crois qu’on l’avait arrêté, à moins qu’on ne l’eût prié, trop poliment, d’aller photographier ailleurs.

Et pourtant cette ville de Malacca, dont le nom dans les bouches malaises appelle toujours celui de Chilacca, qui signifie Misère, avait été une des premières à ressentir les effets du conflit européen. Depuis une dizaine d’années, les Anglais ont eu l’idée de planter dans la presqu’île malaise le caoutchouc du Brésil. Ces heureuses plantations se sont rapidement multipliées. Une Compagnie japonaise, m’a-t-on dit, en possède quatre-vingt-dix mille acres dans le royaume de Djohore. L’Inde y envoie des cargaisons de coolies hindous, et on y embauche, parmi les coolies chinois, tous ceux qu’on n’emploie pas aux mines. La déclaration de guerre suspendit le travail des plantations, et les planteurs se préparaient à licencier leurs coolies, quand le gouvernement anglais, dans la crainte d’une insurrection de ces malheureux, décida d’acheter lui-même le caoutchouc et d’envoyer du Siam des provisions de riz. Que l’univers est devenu un organisme sensible ! L’Allemagne se dresse contre l’Angleterre, et voici que les coolies hindous et chinois de la Malaisie risquent de mourir de faim !

C’est à cause du caoutchouc que les paquebots japonais jettent l’ancre devant cette place jadis fameuse, où saint François-Xavier, venu pour évangéliser nos frères jaunes, eut surtout à catéchiser les Portugais, que nos frères jaunes avaient déplorablement corrompus. Mais je crois que Malais et Chinois y avaient moins contribué que le climat, dont l’humidité chaude dégrade les murs comme les volontés et donne autant d’éclat à