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qu’au dîner le Prussien avait grandement parlé de lui, et de Berlin, et des opérations magnifiques que faisaient les chirurgiens berlinois : « On en fait aussi de bien extraordinaires à Munich, répondit, d’une voix lente et grave, un officier bavarois, un colosse ventru. Figurez-vous que, l’année dernière, on a coupé, dans un de nos hôpitaux, les deux oreilles à un homme de Berlin et qu’on les lui a replantées un peu plus haut, afin qu’il pût ouvrir une bouche plus large. » Le capitaine furieux se leva sans mot dire et se retira dans sa cabine, d’où il ne fallut rien moins qu’une effroyable tempête pour le faire sortir. Cette tempête les saisit au nord des Philippines ; et, pendant trois jours et trois nuits, ils furent en péril de mort. Le Suisse avait été frappé du fatalisme des matelots allemands qui poursuivaient leurs manœuvres, sans sourciller, sous les plus horribles paquets de mer. Le 31 juillet, ils étaient arrivés à Vladivostock, après vingt-cinq jours d’une traversée qui les avait tenus en dehors de toutes les nouvelles. À peine avaient-ils jeté l’ancre qu’un officier russe, accompagné de soldats, était monté sur le pont et les avait accusés d’avoir lancé des radiogrammes. Ils prétendirent que ce n’était pas eux, mais un navire anglais qui était derrière eux. On n’admit point leurs dénégations. Les soldats s’installèrent autour de l’appareil. Quant à l’officier, il passa la soirée avec les officiers du bord, très liant, très aimable. On avait longuement causé ; mais on n’avait même pas effleuré la question d’une menace de guerre. Le lendemain, il leur annonçait, très aimablement encore, que la guerre était déclarée et qu’ils étaient prisonniers.

C’est du moins ce que racontait le jeune médecin suisse, dont toutes les sympathies allaient naturellement à l’Allemagne. J’aimais assez sa conversation. Il était intelligent, entreprenant, courageux et instruit, capable, j’en suis sûr, de générosité intime, beaucoup moins d’idées généreuses. J’observais en lui le résultat d’une éducation tout allemande, et je ne pouvais m’empêcher de le comparer à un de ses compatriotes de la Suisse française que nous avions aussi à bord, et qui, supérieur sur bien des points, l’était avant tout par ce que j’appellerai son goût très vif de l’âme humaine. Le Suisse allemand manquait essentiellement de psychologie. Ses jugemens ou ses hypothèses ne tenaient aucun compte de ce qui ne tombe pas sous les sens, de ce qui ne peut se chiffrer ou se cataloguer. Il était convaincu