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marchais, en silence à mon tour, à côté de mon grand et pauvre maître, toujours silencieux. A peine si de temps en temps il murmurait tout bas ou chantait tout haut quelques notes que je ne comprenais pas. Au bout de plusieurs heures, nous rentrâmes. En hâte il courut à son piano et me cria : « Maintenant je vais vous jouer quelque chose. » Avec une puissance, une flamme extraordinaire, il me joua l’allegro de la grande Sonate en fa mineur. C’est une journée que je n’oublierai pas. »

D’autres scènes pastorales, gracieuses ou graves, seraient dignes de mémoire. Elles composeraient un album, à l’ancienne mode. On y verrait Beethoven aidant quelques petits paysans à pousser leur charrette de fruits. Un autre jour, silencieux à son ordinaire, il avait emmené un petit garçon de sa connaissance. L’enfant courait de-ci, de-là, poursuivant les papillons, et, quand il en avait pris un, il revenait l’offrir au promeneur sombre. Des jeunes filles parfois le rencontraient sur la route et, pour le taquiner, elles s’amusaient à danser en rond devant lui. Alors il faisait mine de se fâcher ; mais elles, plus rieuses à mesure qu’il feignait plus de colère, s’envolaient plus loin et renouaient leur ronde autour de ses pas. Les travailleurs des champs le connaissaient ; respectueux de ses rêveries, des charretiers se rangeaient, sur son passage. Il les a décrites lui-même, ses pastorales rêveries : « Ici je reste assis des heures… Ici le majestueux soleil ne m’est caché par aucun de ces toits faits de boue, qu’éleva la main des hommes. Ici, pour toit sublime, j’ai le ciel bleu… Quand j’essaie de donner à mes sentimens qui s’exaltent, une forme sonore, je reconnais ma cruelle illusion, je jette à terre le feuillet qu’a barbouillé ma main et je sens la ferme assurance que par les sons, les mots, la couleur ou le ciseau, nul fils de la terre n’est capable de représenter les célestes figures qui, dans les heures fortunées, flottent devant son imagination. Oui, c’est d’en haut que doit venir ce qui peut toucher le cœur. Autrement, la musique n’est que le corps, sans l’esprit. Et sans l’esprit, qu’est-ce que le corps ! »

Parmi les quelque sept cents pages dont se composent les deux volumes que nous analysons, il en est de nombreuses qui respirent l’esprit de Beethoven et son âme. Extérieur, intérieur, l’homme, — et lequel ! — est ici tout entier. Au fond, en dépit d’une humeur que la souffrance physique, sans parler de l’autre, ou des autres, avait faite inégale, brusque et parfois même farouche, aucun homme, ou, comme il disait, aucun « fils de la terre » ne fut plus noble, plus généreux et plus aimant. Amoureux, il le fut aussi, toute sa vie, et la