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avait longtemps refusé de jouer. On passe à table, mais il reste au salon. Et voici que, solitaire, il commence. Les convives alors d’écouter, immobiles et silencieux. Depuis une heure durait leur silence et leur enchantement. Il entre enfin, et si vive, si brusque est son entrée, qu’il renverse et brise une partie du couvert, laissant d’ailleurs cassées aussi la moitié des cordes de l’instrument. Une autre fois, le graveur Höpel, qui désirait faire le portrait de Beethoven, obtint du maître une séance. Il arrive, s’assied, et, pendant quelques minutes, le modèle garde la pose. Mais, tout à coup il se lève et court au piano. Il y reste si longtemps que Höpel, s’étant rapproché, put continuer son dessin tout à son aise, le finir et quitter la chambre. Beethoven avait oublié sa présence et ne s’aperçut même pas de son départ.

Pour composer ou pour écrire, tout était bon à Beethoven, tout lui suffisait. Tantôt il frappait sur son piano de terribles accords, en chantant, d’une affreuse voix. Tantôt il couvrait de notes l’un de ses fameux carnets, ou les murailles de sa chambre, ou les volets de ses fenêtres. Quant à ses « idées » musicales, il les trouvait un peu partout : en lui ou hors de lui, dans la poésie et dans l’histoire, dans une chanson populaire, dans les spectacles ou les bruits de la nature, dans le mugissement des bœufs, ou le chant des oiseaux. Elles venaient, accouraient à lui de toutes parts, les immortelles visiteuses, et si vivantes, si précises et formelles, qu’il disait une fois : « Je pourrais les prendre avec mes mains. »

Dans cette enquête, ou dans cette collection beethovenienne, l’homme et l’artiste sont également représentés. On y voit Beethoven à la ville et Beethoven à la campagne. À Vienne, il habita de nombreux et toujours pauvres logemens. Déménager fut l’une de ses passions, ou de ses manies. Sans compter que son humeur inquiète, même sa musique, enfin son goût immodéré pour l’hydrothérapie en chambre, perpétuelle menace d’inondation pour les étages inférieurs, tout cela faisait de Beethoven un locataire indésirable et régulièrement congédié. On a tout dit sur le désordre accoutumé, voire sur le dénuement de ses demeures successives, ainsi que sur la composition et la qualité de ses repas. Quelquefois, entre deux crises domestiques, — autre incident qui n’était point rare, — il faisait son marché lui-même ; de quoi son ordinaire était loin de se trouver amélioré. En dépit, ou peut-être à cause de ces médiocres, misérables apparences, il paraît bien que nul n’ait soutenu l’abord et l’accueil d’un tel homme sans un saisissement et comme un émoi sacré