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produit « tout ce qui peut rendre l’homme sage et rien de ce qu’il faudroit pour le rendre riche : » ainsi, la richesse, — l’un des résultats de la civilisation, — va tout à l’encontre du bonheur social. Puis ces petites îles sont enfermées chez elles et, par la mer infranchissable, garanties contre l’ambition : « Eloignés du continent, ils (ces insulaires) n’ont point à redouter de conquérans. Entourés d’îles semblables aux leurs, ils n’ont pas non plus à redouter d’éprouver eux-mêmes le désir de la conquête. Bornés dans leur territoire, ils n’ont rien de mieux à faire que d’y être bons et tranquilles, comme les hommes le sont partout où ils sont indépendans et maîtres souverains d’un pays borné. » Joubert va tirer de là des conclusions importantes : « C’est une grande question pour le bonheur public de savoir quelle étendue devroit avoir chaque pays, pour que les mœurs y fussent bonnes. En attendant qu’on la décide, voici une règle générale. L’homme animal ne regarde vraiment comme sa patrie qu’autant de pays que ses yeux en peuvent embrasser en se tournant de tous les côtés lorsqu’il est placé au point qui forme le milieu du sol où sa demeure natale est située comme une île au milieu de la mer. Et l’homme sensible ne regarde comme ses véritables compatriotes que ceux qui habitent cet espace de terre. Quant à l’homme civil, sa patrie morale sera toujours trop étendue toutes les fois qu’il ne sera pas membre d’un peuple où il sera possible à chaque individu de connaître tous ses compatriotes et d’être connu de tous. Heureux les peuples où chaque mort laisse un vide sensible à tout le monde et où chaque naissance en remplit un ! C’est là qu’il est doux de naître, de croître, de vivre, d’engendrer et de mourir… » Considérations générales ; et la conséquence pratique : « Les grands États doivent chercher à se subdiviser de mille manières, s’ils désirent véritablement le bonheur général et individuel. Leur force même extérieure dépend de la multiplicité et de l’union de leurs parties. »

Il est évident que, tout cela, Joubert l’eût développé. L’éloge de Cook, en son état de brouillons, ne nous donne pas toute une philosophie de Joubert ; et la philosophie du jeune Joubert était, pour ainsi dire, inachevée comme l’éloge du navigateur. Il avait à en adapter les pièces, à en arranger les jointures ; il avait aussi à en terminer plusieurs élémens. Cependant, nous voyons comment tournait sa pensée ; et cette page que je viens