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de vertus émouvantes !… « Les Otahitiens ont leurs moral ou sépultures, dont ils prennent plus de soin que de leurs maisons. Ils attachent un prix infini à ces monumens grossiers qui les rappelleront à la mémoire après leur mort. Ce peuple ami qui s’étoit tendrement attaché au capitaine Cook lui demanda, quelques jours avant son départ, comment s’appelait le moral qu’il avoit dans sa patrie, c’est-à-dire quel nom avoit l’endroit où il seroit enterré à Londres. M. Cook leur répondit qu’il seroit enterré à Saint-Paul. — Cook sera enterré à Saini-Paul ! répétèrent-ils comme à l’envi dans leur langage enchanteur, avec un accent inexprimable de tristesse et de bonté. — Peuple excellent ! qui, prêt de se séparer d’un étranger honnête homme qu’il n’a vu que quelques jours, veut tout connaître de lui et jusques à son tombeau, comme pour mieux garder son souvenir !… » Et Joubert ajoute : « On se délasse du spectacle de tous les malheurs en contemplant quelques minutes l’heureux sort de ce peuple aimable, vif et toutefois si doux qu’il semble que la nature, qui ne lui permet pas d’être un moment indifférent, lui ait cependant rendu la haine impossible. Il a toute la beauté et toute la bonté des enfans. Ses légèretés mêmes sont à peine des défauts et, parmi ses défauts, aucun n’est incompatible avec l’innocence. Peut-être le meilleur des hommes seroit-il, parmi nous, celui qui à force de philosophie seroit enfin devenu ce qu’est naturellement un jeune Otahitien. » Voilà, formulée avec toute la netteté possible, la pensée de l’époque, la pensée du jeune Joubert ému de philosophie. Il raconte l’histoire d’un jeune Otahitien plus charmant que tous les autres et nommé Tupia. Cook l’avait connu lors de son premier voyage et l’emmena sur son navire. Mais, « du regret de la mort de son ami Taïeto, » Tupia mourut à Batavia. Quand le capitaine Cook revint à Otahiti, les habitants lui demandèrent des nouvelles de Tupia. Ils composèrent des complaintes et chants funèbres qui avaient ce refrain mélancolique : Mort, Tupia, mort, mort !… Et Joubert : « C’est ainsi que des peuples grossiers sçavent honorer les talens et les vertus par des sentimens tendres que l’homme de bien espéreroit vainement d’obtenir chez les peuples polis où la civilisation a perdu la nature. O mes concitoïens, plus j’y pense et plus je trouve que nous aurions tous besoin de devenir un peu sauvages ! » Et il est bien manifeste que Joubert a subi l’influence de Rousseau.