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ornés d’imaginations ravissantes. Feuillets épars ou pages de carnets ; et n’essayons pas de mettre aucun ordre parmi tout ce hasard, où je crois que Joubert ne se débrouillait plus, où je crois qu’il s’égarait volontiers. Non qu’il n’ait jamais tenté d’organiser un plan, pour son ouvrage… « Cet ouvrage sera divisé comme le monde : j’irai d’abord au pôle austral, je séjournerai dans les tropiques et je reviendrai par les glaces du Nord. — Je ne voguerai point à pleines voiles dans ces mers qui me sont inconnues, mais je suivrai timidement la route et les retours des vaisseaux de Cook. Quelquefois je m’arrêterai pour cueillir des fleurs dont je puisse parer mon sujet, comme ils s’arrêtaient pour cueillir des fruits et des planter… » Et Joubert s’arrêtait à chaque instant ; la moisson de ses fleurs, bientôt, l’encombra. Quand il eut trop de notes et quand il eut trop rêvé à de jolis arrangemens, l’abondance de ses papiers lui devint un embarras. Il esquissa des répertoires de ses idées et des faits intéressais : et les répertoires ne l’aidèrent point à se reconnaître. L’Eloge de Cook, ne tentons pas de le reconstituer : il n’a jamais, par son auteur, été constitué. Parcourons-en les feuillets charmans, où les redites même sont agréables pour marquer les points auxquels Joubert s’attardait avec le plus de satisfaction. Nous n’aurons pas un ouvrage composé : nous aurons la pensée même de Joubert ; et nous en suivrons le cours très nonchalant et gracieux ; nous nous arrêterons à quelques étapes d’une songerie intelligente et heureuse.

Le 2 octobre 1786, Joubert commença le premier de ces petits carnets qu’il a dès lors, toute sa vie durant, couverts de son écriture très régulière et comme dessinée. Les premiers mots qu’il trace, tout de suite après la date, les voici : « Ces belles marinières… » Ils ont, aux yeux et à l’imagination de qui aborde ces carnets, l’attrait de leur mystère, qu’on est tenté d’orner un peu. Ils avaient un délicieux prestige pour Joubert, qui les écrivit, au milieu de la ligne, avec tout le soin de son crayon ; et il les encadra de petites étoiles. La clef de l’énigme, je la trouve dans une phrase d’un feuillet du 2 février 1787 où, racontant l’arrivée de Cook et de ses compagnons à Tahiti qui l’émerveille, il dit : « Ni les naïades ni les napées n’offrent pas à l’imagination plus de charmes que ces riantes marinières on étalèrent à leurs regards enchantés. » Voilà les belles marinières autour desquelles rêva Joubert le 2 octobre 1786. Et, un