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qui connut à la fois le bombardement et l’incendie. L’armée du prince de Wurtemberg y résista, jusque vers le 11 septembre, aux troupes du général de Langle de Cary. Nulle part la vision n’est aussi douloureuse et aussi lamentable : ce n’est plus un village, avec une rangée de maisons détruites le long de la route, c’est un gros bourg totalement rasé. On songe aux ravages d’un effroyable cyclone ou d’un tremblement de terre… La petite ville revivra-t-elle un jour ? Ressuscitera-t-elle peu à peu de cet amas de débris informes ? Cela ne semble pas possible. Et pourtant, de quatre murs joints hâtivement par des planches, je vois surgir une dizaine d’enfans. C’est la sortie de l’école. Fillettes et garçons se poursuivent gaiement à travers les décombres, fleurs vivantes parmi les ruines.


Après tant de tristesses et d’horreurs, flâner dans le Jard de Châlons est le plus délicieux des repos. J’avais entendu vanter ces jardins ; je ne les croyais pas si beaux. Remplis du frémissement d’une radieuse matinée d’octobre, ils sont d’une véritable splendeur. Tout est en or, les marronniers et les platanes, les hauts peupliers le long des canaux, les pelouses et les chemins uniformément recouverts d’un épais tapis de feuilles mortes dont la senteur pénétrante se mêle à l’odeur de la terre mouillée. D’autres feuilles en tombant se sont accrochées aux branches des arbustes qu’elles parent d’une imprévue floraison jaune. De tant refléter d’or, la petite rivière est toute dorée aussi. Seul, un immense hêtre pourpre troue cette symphonie de sa coulée de feu. Puis la féerie continue. La brume se dissipe peu à peu ; le soleil pénètre dans les arbres, inonde le sol. C’est l’embrasement de l’or… Je félicite un vieux jardinier ; mais il ne sait que s’excuser et se lamenter d’être seul pour lutter contre l’envahissement des feuilles ; quand je lui dis qu’elles sont en ce moment la gloire de son parc, il me regarde d’un mauvais œil et s’éloigne.

Emouvante langueur des beaux matins d’octobre ! J’évoque ce jardin de Lorraine dont nous parle Maurice Barrès. « Aucun vent, et les feuilles fragiles par un dernier lien tiennent encore aux arbres. Charmante minute immobile, extrême instant de l’âme précaire des jardins. » Mais j’ai honte de savourer tant de calme beauté, quand je pense à tous ceux qui, au fond des tranchées, ne voient de ce grave automne qu’un ciel trop