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chute de celui-ci, l’Assemblée nationale crut devoir récompenser sa constance méritoire et son intrépidité en lui donnant la première place de questeur.

L’ancien salon de lecture était réservé au poste de la Garde nationale qui rendait les honneurs, et l’accès des tribunes publiques avait lieu par la porte du Cercle de la Comédie. Les représentans pénétraient dans la salle par l’ancienne loge centrale du conseil municipal. C’est là, que j’assistai un jour à une scène qui faillit devenir tragique. On discutait je ne sais quelle élection méridionale qui faisait murmurer la droite, quand M. Testelin, de l’extrême gauche, qui se trouvait à l’entrée de la loge, s’écria tout à coup : « Sans le 4 septembre, vous lécheriez encore les bottes de l’Empereur ! » M. Hervé de Saisy, qui était placé de l’autre côté de la loge, s’imagina que ces paroles étaient à son adresse. Grand, fort, très violent, il se jeta sur Testelin, le saisit à la gorge, serra la cravate, et cela si énergiquement que, sans l’assistance immédiate de deux huissiers, le malheureux eût passé de vie à trépas. On le conduisit à la buvette du premier étage, on le déshabilla, on lui fit respirer des sels et on lui rendit le souffle qui s’en allait déjà. Après explications, excuses et échange de poignées de mains, l’affaire en resta là.

J’avais trouvé, non sans peine, car tout Paris était venu à Bordeaux, une chambre convenable sur la place des Grands-Hommes, où est situé un marché fort achalandé dont les fleurs me ravissaient. Je me rappelle un petit incident qui m’égaya beaucoup : j’avais placé sur le marbre de la cheminée une petite Vénus de Milo en albâtre. Ma pudique hôtesse, que cette statuette offusquait, crut devoir un jour la revêtir d’une chemise de lin, ce qui lui donna un air très drôle. Si le docte Ravaisson eût été là, lui qui cherchait toujours des bras pour sa chère Vénus, il en eût fait une grosse maladie.

J’allais le matin, l’après-midi et le soir à l’Assemblée. C’était un lieu très fréquenté où l’on cherchait des nouvelles à sensation, et presque aussi couru que le Café de Bordeaux, qui continue encore aujourd’hui sur sa terrasse et dans ses salles aux ors criards, aux peintures tapageuses et aux statues en chocolat, à attirer les curieux et les personnalités de tout genre. On s’y pressait, on s’y foulait une heure avant la séance et après la séance même, et l’on y échangeait des propos mélancoliques