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le secret de ses trésors. L’un et l’autre ne s’étaient nourris que de quelques croûtes de pain et de l’eau de leur cruche : aucun Turc de la ville ne leur avait donné le moindre secours.

Nous chargeons sur notre dos ces épaves humaines et nous les transportons dans notre bateau, qui bientôt fait route vers Mytilène. Vers le milieu du voyage, à environ 15 milles de la côte, nous recueillons un caïque en perdition, contenant un chargement de chèvres et trois malheureux fuyards en provenance de la côte.

Nous sommes environ soixante-dix personnes abord ; les uns avaient erré depuis plusieurs jours, affolés, dans la montagne, pour échapper à la mort brutale ; d’autres ont été retrouvés dans des ruelles, dans des cours, dans des jardins. Il y a une vieille femme de 99 ans, que nous avons enveloppée dans une couverture ; elle a reçu deux coups de feu dans le bras, les blessures sont profondes et suppurantes. Un homme a été laissé pour mort dans sa vigne ; il a une balle dans le côté droit, sa main a été écrasée et, faute de soins, la gangrène a atteint le bras ; son état est désespéré. Un autre me raconte qu’il s’est enfui dans le castro de l’ancienne Phocée, où il est resté caché trois jours ; mes compagnons l’ont retrouvé et lui ont fait donner deux gendarmes par le caïmacam, pour aller prendre chez lui des souliers et des vêtemens. Arrivés dans la maison, les gardes se sont précipités sur lui, lui ont mis le revolver sur la poitrine et ont exigé qu’il leur livrât tout ce qu’il possédait d’argent : ce qui lui restait de fortune s’élevait à dix octarakes (quatre francs), il a dû leur en céder neuf pour échapper à la mort.

Nous apercevons bientôt la côte de Lesbos ; ses beaux villages paisibles, massés parmi les oliviers, sont dorés par le soleil couchant. Un contre-torpilleur grec nous croise ; à la vue du drapeau de la France et du pavillon de la Croix Rouge, officiers et matelots s’alignent sur le pont et saluent. Le vieux Tsitidès, que nous avons ramassé à la nouvelle Phocée, est étendu sur le pont ; il a perdu famille et enfans, une fortune de 10 000 livres (230 000 fr.), tous ses biens, meubles et immeubles, et il chante ; sa voix grêle se mêle au bourdonnement des flots et au bruit du vent, des lambeaux de vers viennent jusqu’à moi : c’est un fragment de tragoudia patriotique hellène :

Tha mas aghiosi o théos na dourne ton Constantino,
Na proskinisi cis tin Haghia Sophia