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veux visiter la nouvelle Phocée, où 6 500 Grecs ont subi le sort de leurs frères de l’ancienne Phocée.

J’y descends avec un interprète et deux amis de Smyrne, et me rends au konak chez le mudir, « Effendi, lui dis-je d’un ton énergique, je viens ici de la part du Consulat général de France, me rendre compte des événemens qui se sont produits dans votre ville. Veuillez répondre à mes questions. » Mon attitude produit l’effet que j’en attendais. Sans oser me fixer dans les yeux, il lève vers moi un regard apeuré, ses mains tremblent. Je suis presque seul et sans arme, au milieu de plusieurs centaines de bandits. Quelle étonnante autorité l’honneur n’a-t-il pas sur la lâcheté ! « Les événemens ? me répond-il, d’une voix blanche. Mais il n’y a pas eu d’événemens ici. » — « C’est étrange, Effendi, ce que tu dis là. Tu sais bien que ce n’est pas vrai. Que sont devenus les chrétiens ? Quand sont-ils partis ? » répliquai-je d’un ton courroucé. — « Ah ! les chrétiens, oui, c’est vrai, ils sont partis,…ils sont partis…, l’autre jour, jeudi dernier ; mais de leur plein gré, personne ne les a forcés ; j’ai des signatures qui le prouvent, sur un grand cahier. Il ne s’est rien passé. » — « Vraiment ! Eh bien ! nous allons voir : j’ai dans ma poche une liste d’une soixantaine de morts au moins et plus du double de blessés. Ils se sont sans doute massacrés eux-mêmes, dans la hâte du départ ! Donne-moi deux gardiens et visitons la ville. » Il m’accompagne avec le capitaine du port et une escorte de deux gendarmes.

Le sac avait eu lieu exactement sept jours auparavant. La ville en révélait encore nettement les traces. L’état des maisons, des rues, des boutiques, des églises, dénotait des actes de sauvagerie, au moins égaux à ceux qui s’étaient accomplis à l’ancienne Phocée. Le port est petit, quelques caïques seulement y sont d’ordinaire amarrés. La fuite a dû être beaucoup plus difficile et plus sanglante. On m’avait dit d’ailleurs que, dans la réunion tenue à l’ancienne Phocée, le mercredi 10 juin, ordre avait été donné, sur l’insistance d’un des notables de notre ville, de dériver une partie des bandes sur la nouvelle Phocée. Inutile de décrire davantage ce que j’ai vu. Nous recueillons deux malheureux : un vieux de 75 ans, gisant dans sa cour, pieds nus, depuis sept jours, et une vieille femme de 70 ans, affalée sur le pas de sa porte, où elle était restée inerte à la suite des coups dont on l’avait chaque jour accablée, pour obtenir d’elle