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qui les a secourus dans leur navrante misère, d’autres caravanes s’organisent et lentement se mettent en marche sur la route qui va de Phocée vers l’intérieur : ce sont les troupeaux volés, les ânes, les chevaux, les charrettes, les chameaux chargés du butin, du produit du pillage, qui regagnent, dans la paix et le silence du soir, les villages quittés la veille. Ces villages sont trop petits pour tout contenir ; quelques centaines d’habitans ne peuvent se partager les biens de plus de 7 000 personnes : une part ira sans doute à ceux qui l’ont si bien gagnée, le reste sera expédié au centre de distribution, où les lots seront équitablement répartis.

A sept heures du soir, tout est fini. La catastrophe est accomplie. L’opération a duré à peine vingt-quatre heures, Les organisateurs doivent être satisfaits ! Le coup a été bien monté, pas un accident ne s’est produit en cours d’exécution ; aucun Turc n’a été même blessé ; l’entreprise a été menée de main de maître. Les hordes ottomanes du moyen âge peuvent rendre des points à leurs descendans du XXe siècle.

J’aperçois tout à coup un petit navire qui entre dans le port. C’est de la troupe envoyée de Smyrne. Je m’étonne : songerait-on à faire croire que des mesures de protection ont été prises ? J’en cause avec un haut fonctionnaire de l’administration turque, qui, sous les apparences d’une grande xénophilie, passe aux yeux de tous pour avoir été, dans l’ombre, un des organisateurs du mouvement. « Vous n’y pensez pas ! » me répond-il, et sans se rendre compte immédiatement de la portée de ce qu’il me dit, il ajoute : « On a estimé qu’en raison de l’importance de la population grecque de Phocée la ville offrirait une certaine résistance ; qu’un certain nombre de paysans réussiraient à se procurer des armes et à se retirer sur les collines, d’où ils viendraient ce soir faire une attaque contre les musulmans. La troupe a été envoyée pour parer à cette éventualité… » Nous avions raison, hier, de nous refuser à toute résistance : nous eussions été tous massacrés !

La ville est maintenant déserte. A part deux serviteurs et leur famille, et quelques malheureux égarés ou terrés derrière les rochers, à part quelques impotens qui ont dû être momentanément abandonnés, il n’existe plus un seul Grec sujet ottoman à Phocée. Trois mille ans d’histoire viennent de se clore. Les bandes ont évacué le terrain de leurs exploits ; les Turcs de