Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 24.djvu/618

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’aujourd’hui. Néanmoins, ceux qui, en comparant les anciens poèmes des deux races, ont conclu à une identité d’inspiration entre les chansons de geste et les Nibelungen se montraient pauvres psychologues. Les argumens par lesquels M. Bédier a convaincu les doctes, peuvent se compléter de quelques raisons accessibles à tous les lecteurs.


VI

Les légendes germaniques sont les poèmes de la force. A celle des hommes se mêle, pour la servir ou la combattre, celle de la nature, des élémens, des géans, des gnomes, des nains, des fées, des animaux extraordinaires. Le monde réel ne suffit pas, le monde du merveilleux est évoqué, attiré, mis en action, comme s’il ne pouvait y avoir trop d’êtres pour se mêler à la plus grande des joies et des œuvres, la lutte. Cette puissance d’imagination, qui fait vivant et multiplie sans fin l’irréel, est la véritable puissance de cette poésie. Sa fécondité, dont toutes les ressources servent une seule passion, répand sur toute l’œuvre une beauté farouche et pare d’une sauvagerie héroïque les vertus filles de la violence. Mais ces sanglantes fleurs d’idéal, qui s’épanouiront dans la jeunesse de la race, montrent déjà les taches qui devaient devenir les tares indélébiles de sa maturité. Ces légendes peuplent d’êtres confus un monde imprécis qui n’appartient à aucun âge, à aucune civilisation, à aucune foi, où flottent des réminiscences ou des aspirations contradictoires. Tantôt fabuleuse avec ses esprits, ses nains, ses géans et ses Walkyries, tantôt chrétienne et mystique avec le Saint Graal, qui rayonne sur les enchantemens et les métamorphoses du paganisme, cette poésie déjà entasse et ne choisit pas. Elle donne une impression de désordre dans le démesuré et, faute de vraisemblance, les ressources de sa fantaisie répandent la lassitude. Les personnages de ces féeries se meuvent pour l’émerveillement du regard, mais leurs actes pleins de prodiges sont vides de vérité.

Les chansons de geste sont sobres de merveilleux. Elles en ont tout juste ce qu’il faut pour satisfaire au goût du peuple, mais toute leur prédilection est pour les actes raisonnables d’hommes véritables. Elles inventent moins, elles observent plus. Elles donnent l’impression d’une vie de beauté, mais réelle. Elles ne