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pèlerinages. Les villes, les sanctuaires, les distances, les particularités des pays sont décrits avec une exactitude minutieuse. L’on devrait dire que cela seul fait la réalité de ces œuvres, si la réalité n’était plus profonde et plus essentielle des héroïques vertus que la multitude a senti vivre en elle avant de les prêter à des fantômes. Les chansons de geste sont les contes de l’héroïsme, les itinéraires de la piété, les cantiques de la route, la légende dorée des pèlerinages. Fécondité de notre sol, modèle de notre vie, prémice de notre langue, témoignage de notre nature au moment où notre race était formée, les chansons de geste sont la France, rien que la France, toute la France des croisades.

Voilà la solidité, que des recherches attentives seulement à leur exactitude, et comme indifférentes à leurs résultats, jettent dans le vide des théories préconçues. Il y a deux ans, M. Bédier avait exposé dans deux premiers volumes sa méthode et ses premiers résultats. Cette année, il a achevé, en deux autres livres, sa démonstration. Après les deux premiers volumes, l’Académie française avait récompensé l’œuvre par le premier prix Gobert. Cette année, elle a cru juste de faire plus encore. Tous les cinq ans elle dispose d’un prix destiné à une « œuvre originale et ayant un caractère d’invention et de nouveauté : » ce sont les mérites mêmes du monument conçu et achevé par M. Bédier. L’Académie française vient de lui accorder le prix Jean Reynaud. Pour assigner à l’œuvre sa vraie place, mieux vaut encore peut-être l’opinion de ceux à qui M. Bédier refuse comme usurpé un droit germanique sur notre littérature primitive. M. Becker, professeur à l’Université de Vienne et maître en romanisme, a qualifié l’ouvrage : « Un des plus superbes livres qui aient été écrits depuis longtemps, et qui, dans le domaine des chansons de geste, assure de nouveau aux Français, pour des années, la direction[1]. »


V

Sachons double gré à M. Bédier d’avoir conquis à la science française une primauté nouvelle, en restituant tout

  1. Litteraturblatt für Romanische und germanische philologie.