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IV

Cela s’appelait la science lorsqu’il y a dix ans, M. Joseph Bédier vint à elle, disciple disposé à la recueillir avec docilité, mais certain que la science est une affirmation garantie par des preuves. Il chercha donc les preuves de la double affirmation que nos chansons de geste étaient une encyclopédie de poèmes antérieurs à elles et qu’on y sentait passer un souffle d’outre-Rhin. Or, nulle part il ne recueillit une trace de ces poèmes primitifs, et la science, au lieu de présenter un seul débris de ces chants qu’elle déclarait authentiques, avait borné son effort à fournir les raisons de leur absence. Ces raisons, qu’ils s’étaient transmis par le moyen doublement fragile du souvenir oral et d’idiomes provisoires, semblaient à M. Bédier infirmées par un double fait. Aux origines de notre vie nationale, sous nos deux premières dynasties, quand notre langue se cherchait et s’essayait en patois multiples et destinés tous à disparaître, il y avait une langue formée, universelle et durable, le latin. Et ce latin n’était pas seulement parlé, mais écrit par un grand nombre de lettrés qui, à l’exemple de Frédégaire et de Grégoire de Tours, tenaient, en témoins attentifs, note des faits, des légendes, des idées. Si les aventures groupées plus tard dans les chansons de geste avaient, aux jours de Charlemagne ou des Mérovingiens, eu quelque existence, soit dans la suite des événemens réels, soit dans l’imagination populaire, elles n’auraient pas échappé à ces chroniqueurs amis des détails. Dans leur déposition, parvenue jusqu’à nous avec leurs manuscrits, et qui s’étend sur nos six premiers siècles, pas un constat n’atteste un des faits racontés dans nos chansons de geste, pas un vers, pas un écho, ne survit de cette poésie primitive et soi-disant universelle. Seule l’influence allemande sur notre œuvre romane s’accréditait d’un texte, le poème des Nibelungen. « Sans la légende allemande et sans l’épopée allemande, la naissance de l’épopée française serait chose inconcevable, » affirmait plus que jamais l’érudition d’outre-Rhin. Et en marquant elle-même ses reprises, elle désignait comme « élémens de l’épopée française qui proviennent d’une tradition germanique : toute une série de grands thèmes narratifs, thème du messager qui s’en va recueillir pour son seigneur une fiancée lointaine, thème du bannissement d’un prince qui